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l’irréligion de l’avenir.

un jour sans doute elles n’auront plus l’influence extraordinaire qu’ont eue souvent les croyances religieuses sur la conduite des anciens hommes. Grâce au progrès social, l’agent moral éprouvera de moins en moins le besoin, pour se soutenir dans les sacrifices qu’exige la vie droite, de faire appel aux hypothèses métaphysiques, de s’appuyer sur l’incertain. La morale positive se suffira de plus en plus dans le cours ordinaire de la vie. La générosité du cœur aura moins besoin des élans aventureux de l’intelligence ; elle les produira plutôt sans en dépendre. La haute spéculation métaphysique tendra à devenir, comme les constructions esthétiques, un objet de luxe ; on l’aimera pour elle-même et pour l’élévation générale qu’elle donne à l’esprit beaucoup plus qu’en tant qu’elle pourrait guider notre conduite dans telle ou telle voie précise et particulière ; nous serons en quête de la destinée du monde indépendamment de la nôtre propre, et la pure curiosité de l’intelligence se risquant dans l’inconnu remplacera l’intérêt direct du moi.

Nous ne croyons pourtant pas, avec M. Spencer, que la part de la conscience réfléchie dans la conduite humaine doive aller toujours diminuant, que l’homme en vienne à faire le bien par un instinct aveugle, à se jeter au feu ou à l’eau pour sauver autrui presque aussi inconsciemment que déjà nous saluons un ami dans la rue. Selon toute probabilité au contraire, l’homme deviendra de plus en plus un être réfléchi, philosophique, et cette réflexion qu’il applique déjà à toutes choses, il ne pourra manquer de l’appliquer aux principes directeurs de sa conduite. Faut-il craindre ici que l’influence dissolvante exercée d’habitude par la réflexion sur les instincts naturels puisse sérieusement empêcher les progrès croissants de l’instinct social ? Non. L’intelligence ne paralyse un instinct que quand elle va dans un autre sens que lui, quand elle ne réussit pas à le justifier, ou quand elle peut le remplacer avec avantage ’. Or la pensée spéculative trouvera toujours une justification de l’instinct social dans les lois de l’univers ; même au point de vue purement scientifique et positif, nous l’avons montré ailleurs, la manifestation la plus extraordinaire de l’instinct social, le dévouement, rentre cependant par un côté dans les lois générales de la vie et