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l’association des sensibilités. — l’art.

la personnalité humaine des choses, surtout quand il s’agit non plus des menus objets extérieurs, mais de la représentation de l’ensemble du cosmos. Il n’existe pas un monde isolément, mais le vôtre, mais le mien, mais le monde humain. L’homme est si étroitement mêlé à sa conception de l’univers, qu’il est impossible de savoir ce qui resterait, nous ôtés, de notre univers, et ce qui resterait de nous si on nous isolait du monde. Aussi le métaphysicien et le poète aboutissent-ils tous les deux à l’animation universelle, à la projection de l’homme en toutes choses. Au plus haut point de leur essor, la poésie et la philosophie viendront se confondre ; la métaphysique est une sorte de poésie de l’esprit, comme la poésie est une sorte de métaphysique des sens et du cœur. Les deux nous font concevoir le monde d’après ce que nous trouvons en nous-mêmes, et après tout, puisque nous sommes le produit du monde, il doit y avoir dans le grand tout quelque chose de ce qui est en nous. Pour aller au fond des choses, il faut descendre au fond de sa pensée. La poésie est une chose légère et ailée, a dit Platon : il voulait parler surtout de la poésie du poète, celle des mots sonores et harmonieux ; mais la poésie du métaphysicien, celle des idées profondes et des causes cachées, celle-là aussi a des ailes, et ce n’est pas seulement pour se jouer à l’entour des choses, pour glisser comme l’oiseau de l’air à la surface du sol ou à celle des eaux. Elle doit être comme ces oiseaux plongeurs qui, au lieu de se jouer à fleur d’eau, s’enfoncent dans la nappe limpide, puis, au risque d’être asphyxiés, marchent sur le fond opaque et dur qu’ils fouillent à coup de bec ; tout d’un coup on les voit ressortir de l’eau en secouant leurs plumes, et on ne sait d’où ils viennent : souvent leurs coups de bec sont perdus, parfois cependant ils rapportent quelque graine profonde ; ils sont les seuls êtres qui se servent ainsi de leurs ailes non seulement pour glisser et effleurer, mais pour pénétrer et pour chercher le fond. Le dernier mot de l’art des poètes comme de celui des penseurs, ce serait d’arriver à saisir sous le flot mouvant et les ondulations des choses le secret de la nature, qui est aussi le secret de l’esprit.


II. — Plus les religions dogmatiques s’affaiblissent, plus il faut que l’art se fortifie et s’élève. L’être humain a besoin d’une certaine dose de distraction et même, comme dit Pascal, de « divertissement ». Celui qui est tout à fait ré-