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l’irréligion de l’avenir.

plus haut[1]. On croit que les idées les plus élevées sont les moins faciles à propager dans les masses : c’est une erreur que l’avenir démentira sans doute de plus sn plus. Tout dépend du talent de celui qui répand ces sentiments et ces idées : le génie de Jésus et des Évangélistes a plus fait pour propager la moralité sur la terre, en exprimant sous une forme populaire et sublime tout ensemble les plus hautes idées morales, qu’en menaçant les hommes de la vengeance divine et des flammes de la géhenne. Dans cette parole : « Aimez-vous les uns les autres ; à ce signe tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l’amour les uns pour les autres », dans ce précepte admirable et éternel il y a plus de force pratique inépuisable que dans ces autres apostrophes dont nous sourions aujourd’hui : « Vous serez jetés dans le feu… Il y aura des pleurs et des grincements de dents. » Déjà, dans le passé même, c’est sous la protection des sentiments les plus élevés que se sont produites les plus grandes révolutions religieuses ; ces sentiments resteront dans l’avenir, dépouillés des idées superstitieuses auxquelles ils furent longtemps associés, La religion a pu faire par milliers des martyrs courant gaiement aux supplices ; c’est une tâche sans doute plus difficile encore, mais après tout non moins réalisable, de faire des millions de simples honnêtes gens. La moralité ne perdra pas de sa force pratique en se montrant de plus en plus ce qu’elle est, c’est-à-dire le but le plus haut que puisse se poser l’homme : la vraie idée de la moralité se confond avec la charité, et la charité véritable ne va pas sans un désintéressement absolu, qui n’attend une récompense ni des hommes ni de Dieu. La reconnaissance ne doit jamais entrer dans les attentes de la vie, dans les espérances par lesquelles on escompte l’avenir : ce serait d’ailleurs un bien mauvais calcul. Il faut prendre la reconnaissance quand elle vient, comme par surcroît, en être surpris et réjoui comme d’un véritable bienfait. Il est même bon et il est raisonnable de ne jamais faire le bien qu’en s’attendant à l’ingratitude. Et de même il faut se résigner à ne pas recevoir après la mort un prix de sa bonté. L’enseignement moral le plus pratique est celui qui s’adresse aux sentiments les plus généreux.

Pour soutenir la nécessité de l’idée de sanction dans l’enseignement et dans la propagation de la morale, on nous a

  1. Voir notre Esquisse d’une morale, p. 236 et 237.