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l’association des volontés.

pensée de la mort en vue de son idéal, cherche à maintenir cet idéal à la hauteur de ce sacrifice possible ; il puise dans ce risque suprême une tension constante, une infatigable énergie de la volonté. Le seul moyen d’être grand dans la vie, c’est d’avoir la conscience qu’on ne reculera pas devant la mort. Et ce courage devant la mort n’est pas le privilège des religions : il est en germe dans toute volonté intelligente et aimante, il est en germe dans ce sentiment même de l’universel que nous donnent la science et la philosophie ; il commence à se montrer dans ces élans spontanés du cœur, dans ces inspirations de l’être moral semblables à celles du poète, que l’art et la morale cherchent à faire naître plus fréquemment en nous. Indépendamment de toute conception religieuse, la moralité a ce privilège d’être une des poésies les plus hautes de ce monde, dont elle est une des plus vivantes réalités. Cette poésie, au lieu d’être purement contemplative, est en action et en mouvement ; mais le sentiment du beau n’en demeure pas moins un des éléments les plus durables du sentiment moral : la vie vertueuse, les Grecs le disaient déjà, c’est la vie belle et bonne tout ensemble. La vertu est le plus profond des arts, celui dans lequel l’artiste se façonne lui-même. Dans les vieilles stalles en chêne des chœurs d’église, amoureusement sculptées aux âges de foi, le même bois représente souvent sur une de ses faces la vie d’un saint, sur l’autre une suite de rosaces et de fleurs, de telle sorte que chaque geste du saint figuré d’un côté devient de l’autre un pétale ou une corolle : ses dévouements ou son martyre se transforment en un lys ou une rose. Agir et fleurir tout ensemble, souffrir en s’épanouissant, unir en soi la réalité du bien et la beauté de l’idéal, tel est le double but de la vie ; et nous aussi, comme les vieux saints de bois, nous devons nous sculpter nous-mêmes sur deux faces.

On nous objectera encore que la propagation et l’enseignement des idées morales, s’ils deviennent indépendants des religions, manqueront d’un dernier élément qui a sur les esprits religieux une puissance souveraine : l’idée de sanction après la mort, ou tout au moins la certitude de cette sanction. À quoi on peut répondre que le plus pur du sentiment moral est précisément de faire le bien pour le bien même. Et si on réplique que c’est un idéal chimérique, étant si élevé, nous répondrons à notre tour que la force de l’idéal, pour se réaliser, deviendra d’autant plus grande dans les sociétés futures que cet idéal sera placé