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l’irréligion de l’avenir.

finissent par se tenir si solidement que nul effort de l’imagination ne peut plus les disjoindre : le rêve se joue désormais autour de ces réalités emboîtées l’une dans l’autre, sans pouvoir les entamer. L’esprit humain, malgré son va-et-vient éternel, sent alors en lui quelque chose de solide que les vagues des flux et des reflux peuvent pénétrer non emporter.


II. — L’ASSOCIATION DES VOLONTÉS ET LE PROSÉLYTISME MORAL


Un deuxième élément survivra aux religions. Comme les intelligences affranchies du dogme, les volontés continueront à s’associer librement en vue des souffrances humaines à soulager, des vices et des erreurs à guérir, des idées morales à répandre. Cette association a, comme celle des intelligences, son principe dans la conscience de la solidarité et de la fraternité humaine, mais, bien entendu, il ne s’agit plus de la fraternité fondée sur des idées superstitieuses ou antiphilosophiques, sur la communauté d’origine, sur l’existence d’un même père terrestre ou même céleste ; il s’agit d’une fraternité rationnelle et morale fondée sur l’identité de nature et de tendance. Le vrai philosophe ne doit pas dire seulement : rien de ce qui est humain ne m’est étranger, mais : rien de ce qui vit, soutire et pense ne m’est étranger. Le cœur se retrouve partout où il entend battre un cœur comme lui, jusque dans l’être le plus infime, à plus forte raison dans l’être égal ou supérieur. Un poète de l’Inde, dit la légende, vit tomber à ses pieds un oiseau blessé, se débattant contre la mort ; le cœur du poète, soulevé en sanglots de pitié, imita les palpitations de la créature mourante : c’est cette plainte mesurée et modulée, c’est ce rythme de la douleur qui fut l’origine des vers ; comme la poésie, la religion a aussi son origine la plus haute et sa plus belle manifestation dans la pitié. L’amour des hommes les uns pour les aulrcs n’a pas besoin d’être précédé par l’accord complet des esprits ; c’est cet amour même qui arrivera à produire un accord relatif : aimez-vous l’un l’autre, et vous vous comprendrez ; quand vous vous serez bien compris, vous serez