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substitution des hypothèses aux dogmes.

Il ne faudrait pourtant pas tomber à ce sujet dans l’exagération. L’univers est infini sans doute, et conséquemment la matière de la science humaine est infinie ; néanmoins, l’univers est dominé par un certain nombre de lois simples dont nous pouvons nous rendre compte de mieux en mieux. Plusieurs vies d’hommes seraient nécessaires pour connaître dans leur complexité toutes les branches des épopées védiques, mais nous pouvons cependant, dès aujourd’hui, saisir les idées maîtresses, les principes qui les dominent ; rien n’empêche qu’il en soit ainsi un jour pour l’épopée de l’univers. Nous pourrons même en venir à délimiter les points précis sur lesquels porte notre ignorance, à marquer dans les chaînes des phénomènes entrecroisés à l’infini les anneaux qui sont pour nous hors de prise. On ne peut donc pas dire que notre ignorance aille grandissant avec notre science même, mais on peut considérer comme très probable que notre science sentira toujours quelque chose lui échapper et en viendra à déterminer de plus en plus nettement, quoique d’une manière toute négative, la nature de ce quelque chose. L’infinité de l’« inconnaissable » même n’est en somme qu’une hypothèse. Nous nous accordons peut-être trop à nous-mêmes en croyant à quelque chose d’infini en nous, fût-ce notre ignorance. Peut-être la sphère de notre savoir est-elle, comme notre globe terrestre, enveloppée seulement d’une bande assez étroite de nuages, d’obscurité et d’ignorance ; peut-être n’y a-t-il pas de « fond » des choses, de même qu’il n’est pas de fond et de soutien à notre terre ; peut-être tout se réduit-il à une gravitation de phénomènes. L’inconnu est une atmosphère où nous vivons, mais il ne s’étend peut-être pas plus à l’infini que l’atmosphère terrestre, et on ne peut pas plus faire de la conscience de l’infini inconnaissable le soutien de nos connaissances qu’on ne peut supposer notre globe porté pour ainsi dire par son atmosphère, suspendu à ses nuages[1].

Inconnaissable ou non, infini ou fini, l’inconnu sera toujours l’objet des hypothèses métaphysiques. Admettre ainsi la perpétuité de ces hypothèses, est-ce admettre l’éternité des religions ? Il faut s’entendre sur les termes. Spencer définit la pensée religieuse « celle qui s’occupe

  1. La notion même de l’inconnaissable a été vivement discutée en Angleterre et en France. Voir, sur ce point, le travail de M. Paulhan dans la Revue philosophique, t. VI, p. 279.