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l’irréligion de l’avenir.

cœur. L’âme humaine, comme les hirondelles, a les ailes trop longues pour voler tout près de terre : elle esl faite pour les grands coups d’ailes, les élans faciles et puissants dans le plein ciel. Il faut seulement qu’elle se soulève une fois du sol ; souvent elle ne le peut : ses longues ailes battent en vain la terre sans pouvoir la chasser et se souillent de boue. Quelle force la saisira et la lancera dans les cieux ? Le désir même de ces espaces inconnus, le désir de l’idéal infini et incertain. La nature, telle que nous la font connaître les sciences positives, est sans doute la seule divinité parfaitement incontestable, elle est le deus certus (c’est ainsi que l’empereur Aurélien appelait le soleil) ; mais cette certitude même est une condition d’infériorité : la lumière du soleil n’est pas la plus brillante lumière, le réel ne saurait être pour la pensée humaine définitivement divin. Le dieu idéal est donc nécessairement aussi le deus incertus, le dieu problématique, peut-être mensonger.

Grâce à ce double sentiment des bornes de notre science et de l’infinité de notre idéal, il est inadmissible que l’homme renonce jamais aux grands problèmes sur l’origine et sur la fin des choses : l’enfant peut bien pour un instant, dit Spencer, en se cachant la tête sous sa couverture, échappera la conscience des ténèbres qui l’environnent ; mais cette conscience, bien que rendue moins vive, subsiste néanmoins, et l’imagination continue nécessairement à s’occuper de ce qui est placé au delà des limites de la perception. Le progrès de la pensée humaine a porté encore moins sur les réponses aux problèmes que sur l’art de formuler les problèmes eux-mêmes : les énigmes ne nous sont plus posées dans les mêmes termes naïfs qu’elles l’étaient pour les premiers hommes. C’est là l’une des preuves de l’agrandissement de l’esprit humain ; par malheur, la réponse est toujours aussi difficile que tentante. Nous ne tenons jusqu’ici aucune explication, mais une simple transposition du grand mystère, reporté plus loin et plus haut, de telle sorte que, comme l’a dit encore Spencer, « tout côté mystérieux enlevé à l’ancienne interprétation de l’univers est ajouté à la nouvelle interprétation. » Spencer, on le sait, a comparé quelque part le savoir humain à une sphère lumineuse perdue dans un infini d’obscurité ; plus la sphère va grandissant, plus elle multiplie ses points de contact avec la nuit, de telle sorte que la science, en augmentant, ne ferait qu’élargir l’abîme de notre ignorance.