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une nouvelle religion est-elle possible ?

tains égards supérieure. La civilisation grecque et romaine est un des rares exemples historiques qui prouvent que la religion n’est pas nécessairement la mesure du développement intellectuel des peuples. Les Grecs remportaient principalement par les arts et par les sciences naissantes, encore inconscientes de leur force ; mais la supériorité qu’ils s’attribuaient sur tous les autres points était une pure illusion, provenant de leur ignorance. Au contraire, la supériorité que nous nous attribuons de nos jours, nous la justifions par notre savoir : nous connaissons mieux aujourd’hui la religion de la plupart des peuples orientaux qu’ils ne la connaissent eux-mêmes ; aussi avons-nous quelque droit d’apprécier ces religions, de les admirer et de les critiquer tout ensemble, droit que ne possédaient nullement les anciens. La distinction entre les savants et les ignorants reste aujourd’hui la seule ligne de démarcation vraiment sérieuse pour les classes comme pour les peuples. Cette ligne est désormais impossible à franchir pour une religion, car toute religion complète implique une conception générale du monde, et la naïve conception du monde que se forme en tout pays un homme du peuple ne pourra jamais s’imposer de vive force à un esprit cultivé. Nous ne voyons donc pas comment des « couches profondes » de l’humanité pourrait germer et sortir encore une grande religion.

On peut d’ailleurs démontrer presque a priori l’impossibilité de trouver rien de nouveau dans le domaine proprement religieux et mythique. On n’imaginera rien de plus attrayant, comme mythe métaphysique, que le souverain bonheur obtenu dès cette vie par le nirvâna bouddhiste, ou obtenu dans l’autre par l’immortalité chrétienne. En ces deux conceptions, l’imagination métaphysique de l’humanité a réalisé pour toujours son chef-d’œuvre, comme l’imagination plastique a réalisé le sien dans la statuaire grecque. On peut demander autre chose dans un autre ordre d’idées, on peut exiger des hypothèses moins naïves, plus voisines de la rude vérité ; mais on ne peut pas espérer qu’aucune de ces hypothèses séduise en un jour l’humanité, passe sur le monde comme la traînée lumineuse d’un éclair, apparaisse enfin avec les caractères d’une révélation. La foule ne reconnaît jamais d’autre révélation que celle qui lui annonce quelque chose d’heureux, un « salut » dans ce monde ou dans l’autre ; pour