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dissolution des religions.

prendre ; s’il doit parfois laisser des lacunes, qu’il ne les remplisse jamais par un mensonge. Il est si facile de renvoyer l’enfant à plus tard, « quand il sera plus grand. » On ne doit pas craindre de développer la raison de l’enfant sous ses deux formes essentielles : l’instinct du pourquoi ou du comment, et l’instinct de la logique dans la réponse au pourquoi ou au comment. Il n’est point à redouter que l’enfant fasse usage de sa raison trop précoce pour se fatiguer le cerveau par des raisonnements abstraits : les Pascal se complaisant dès l’enfance aux théorèmes sont fort rares. Le danger n’est donc pas dans le développement prématuré de la raison, qu’il est d’ailleurs toujours facile de tempérer, mais dans celui de la sensibilité. Il ne faut pas qu’un enfant sente trop vivement. En le portant à des craintes folles, comme celle de l’enfer et du diable, ou à des visions béates et à des élans mystiques, comme ceux des petites filles lors de leur première communion, on lui fait plus de mal qu’en lui apprenant à raisonner juste, et, en lui donnant une certaine virilité d’esprit. Les races s’efféminent par un excès de sensibilité, jamais par un excès des facultés scientifiques et philosophiques.

On nous dira peut-être avec Rousseau que, s’il ne fautpas donner à l’enfant de préjugés religieux, le mieux serait d’attendre, pour lui fournir des notions raisonnées sur la religion, qu’il eût atteint son plein développement intellectuel. Nous répondrons que la chose est impossible dans notre société présente. Pendant le temps où le père s’abstient, l’esprit de l’enfant se laisse pénétrer et modeler par les préjugés qui l’entourent. Plus tard, pour délivrer l’esprit ainsi envahi par l’erreur, il faut provoquer une véritable crise, toujours douloureuse, dont l’enfant peut souffrir toute sa vie. Le grand art de l’éducation doit consister à éviter précisément les crises de ce genre dans la croissance intellectuelle. D’ailleurs le père qui remet de moment en moment à frapper un coup décisif, en vient un jour à s’épouvanter lui-même du mal qu’il sera forcé de faire à son enfant pour arracher l’erreur qu’il a laissée s’installer en lui.

M. Littré nous a raconté un cas de conscience de ce genre : après s’être volontairement abstenu dans l’éducation religieuse de sa fille jusqu’à ce qu’elle eût l’âge de raison, il la trouva à cet âge si sincèrement convaincue, si bien façonnée par la religion et pour la religion, qu’il