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dissolution des religions.

Faut-il donc être sérieux jusqu’à l’ennui ? Non, sans doute, cela n’est pas nécessaire, ni dans notre tempérament. Reconnaissons-le pourtant, savoir s’ennuyer est une grande force chez certains peuples ; c’est le secret du travail lent, patient et méticuleux, qui ne laisse dans l’ombre aucun détail, qui donne à toutes les constructions de l’esprit les fondements obscurs les plus solides ; c’est le secret de la supériorité des hommes du nord sur ceux du midi. Dans le midi, pour ne pas s’ennuyer, on se disperse, on se prodigue, on ne va jamais dans les choses plus loin que là où finit la claire lumière, on ignore les tâtonnements dans l’obscur. Les besognes poursuivies avec obstination sans la certitude d’un succès proche, les travaux de cabinet infatigables, la lecture comprise comme une exhaustion complète de toute la substance des livres lus, tout cela est ignoré des esprits faciles qui d’un coup d’œil voient les ensembles, mais laissent échapper des détails essentiels. Certains peuples ne font que parcourir ; ils parcourent les livres, ils parcourent le monde, ils feuillettent la vie. Ce n’est point là ni l’art vrai ni la vraie science. « Soyons intérieurs », dit l’Imitation. C’est là l’idéal que doit poursuivre particulièrement le Français, trop porté à se gaspiller lui-même dans les mille riens du dehors. Mais la véritable « intériorité » n’est pas nécessairement la méditation stérile d’un dogme. Soyez intérieur, cela doit signifier : soyez sérieux, soyez personnel, original, indépendant et libre ; sentez en vous-même une puissance propre de pensée, et prenez plaisir à la développer, prenez plaisir à être entièrement vous-même. Il faut fleurir en dedans comme certaines plantes, enfermer en soi son pollen, son parfum, sa beauté ; mais aussi il faut répandre ses fruits au dehors. La qualité d’expansion qui rend le Français si communicatif est une de ses puissances ; elle n’est une faiblesse que quand il n’a rien de sérieux à répandre et à communiquer.

Nos défauts sont guérissables, et leur remède n’est pas dans une sorte d’ascétisme religieux, il est dans une plus profonde et plus complète intelligence de ces grands objets d’amour qui ont toujours séduit l’esprit français : science, art, droit, liberté et fraternité universelle. Il y a une légende japonaise selon laquelle une jeune fille, s’étant procuré des graines de fleurs, fut étonnée de trouver ces graines noires et hérissées ; elle en offrit à ses compagnes, qui n’en voulurent pas ; alors elle les sema, un peu inquiète. Et bientôt de chaque