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dissolution des religions.

attribuent au diable les éclats involontaires du rire et qui, après avoir ri, crachent avec indignation, pour chasser le doux esprit de gaieté qu’ils prennent pour l’esprit mauvais, La gaieté française, si elle est une de nos faiblesses, est aussi un des principes de notre force nationale ; mais entendons-nous bien sur le sens des mots. La vraie et belle gaieté n’est autre chose que la fierté du cœur unie à la vivacité de l’esprit. Le cœur se sent assez fort, assez allègre pour ne point prendre les événements par leur côté misérable et douloureux. Toute chose a deux anses, disait la sagesse grecque ; pour qui la saisit par l’une de ces anses, elle est toujours légère et facile à soulever : c’est par celle-là, nous autres Français, que nous aimons souvent à prendre le sort, à soulever la fortune. Cette gaieté-là n’est qu’une des formes de l’espérance : les pensées qui « viennent du cœur », les grandes pensées sont souvent les plus souriantes. Ce qu’on appelle l’à-propos, ce trait rapide où se plaît le caractère français, est lui-même une preuve de liberté d’esprit, une affirmation du peu d’importance qu’ont au fond les choses qui paraissent au premier moment les plus énormes, une marque de bonne volonté à l’égard du sort : c’est le non dolet antique, moins théâtral. Un officier français, dans une guerre d’embuscades (à la Nouvelle-Calédonie, je crois), se sent tout à coup frappé d’une balle en pleine poitrine : « Bien visé pour un sauvage », dit-il en tombant. C’est là l’héroïsme français, ne s’exaltant pas au point de perdre le sentiment du réel, la juste appréciation des choses et des coups. Mais il y a une gaieté qu’on ne saurait trop blâmer et combattre dans l’éducation nationale, une gaieté sans subtilité et sans élévation de cœur, qui d’ailleurs est à la portée de tous les peuples aussi bien que du Français, — un gros rire qui éclate à la première balourdise, répercuté par les murs d’auberges ou de cafés chantants. Cette gaieté-là, c’est celle des paysans endimanchés, excités par la première pointe de vin, c’est celle des commis voyageurs trop gras discourant à la table d’hôte. Le Gaulois a trop de faible pour la « gaudriole », c’est incontestable. Je connais un jeune médecin d’avenir forcé de quitter Paris, où il se fût fait une place comme chirurgien des hôpitaux, contraint à émigrer au loin, à ne plus rien faire : dans un jour d’expansion, il me confia que ce qu’il regrettait le plus du temps jadis, c’était les bonnes soirées du Palais-Royal. Supposez des milliers de jeunes gens distingués soumis à cette éducation par la farce gau-