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le sentiment religieux est-il impérissable ?

quand on est privé de lui, tout semble fade et triste. L’univers me faisait l’effet d’un désert. Du moment que le christianisme n’était pas la vérité, le reste me parut indifférent, frivole, à peine digne d’intérêt ; le monde se montrait à moi médiocre, pauvre en vertu. Ce que je voyais me semblait une chute, une décadence ; je me crus perdu dans une fourmilière de pygmées. » Cette douleur des métamorphoses, ce désespoir de renoncer à tout ce qu’on a cru et aimé jusqu’alors, n’est pas propre seulement au chrétien désabusé, il se produit à des degrés divers — et M. Renan l’a bien vu — toutes les fois qu’un amour quelconque se brise en nous. Pour celui qui, par exemple, après s’être appuyé toute sa’ie sur l’amour d’une femme, se sent trahi par elle, la vie ne doit pas être moins désenchantée que pour le croyant qui se voit abandonné par son Dieu. Même de simples erreurs intellectuelles peuvent produire un sentiment de défaillance analogue : sans doute Archimède eût senti brusquement sa vie se suspendre, s’il eût découvert d’irrémédiables solutions de continuité dans l’enchaînement de ses théorèmes. Plus une religion a personnifié et humanisé son Dieu, plus elle en a fait un objet d’affection, et plus grande doit être la blessure qu’en s’en allant elle laisse au cœur. Mais, quand même cette blessure ne pourrait se guérir chez certaines âmes, on ne saurait tirer de ce phénomène aucun argument en faveur de la religion dans les masses, car un amour non justifié peut faire autant souffrir, si on l’arrache de soi, que le plus légitime amour. La dureté de la vérité tient moins à la vérité même qu’à la résistance de l’erreur qui s’est installée en nous. Ce n’est pas le monde qui est désert sans le Dieu rêvé, c’est notre cœur, et nous ne pouvons nous en prendre qu’à nous si nous n’avons rempli notre cœur qu’avec des rêves. Au reste, chez la plupart des esprits, ce vide que laisse l’écroulement de la religion n’est que passager : en s’adapte à son nouveau milieu moral, on y redevient heureux, non pas sans doute de la même manière, — car nul bonheur humain ne se ressemble, — mais d’une manière moins primitive, moins enfantine, avec un équilibre plus stable, M. Renan en est un exemple : sa transformation en « poisson d’eau douce » s’est accomplie en somme assez tranquillement ; c’est à peine s’il rêve encore quelquefois des mers salées de la Bible, et personne n’a jamais déclaré avec tant de force qu’il était heureux. On pourrait presque lui en faire un reproche et lui dire