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dissolution des religions.

des peuples ne portent pas de cicatrices. Les progrès attendent, pour se réaliser, le moment où ils seront le moins douloureux. Les révolutions mêmes ne réussissent que dans la mesure où elles sont un pur bienfait, où elles constituent une évolution avantageuse pour tous. Du reste, il ne s’accomplit pas, à proprement parler, de révolution ni de cataclysme dans la croyance humaine : chaque génération ajoute un doute de plus à ceux qui naissaient déjà dans l’esprit des parents, et ainsi la foi s’en va par débris, comme la rive d’un fleuve rongée par le courant ; les sentiments qui y étaient liés s’en vont avec elle, mais ils sont sans cesse remplacés par d’autres, une onde nouvelle vient combler tous les vides et l’âme humaine s’élargit par ses pertes mêmes, comme le lit du fleuve. L’adaptation des peuples au milieu est une loi bienfaisante de la nature. On a souvent dit, avec juste raison, qu’il y a une « nourriture de l’esprit » comme une nourriture du corps ; on pourrait poursuivre l’analogie en faisant remarquer qu’il est très difficile de faire changer à un peuple son alimentation nationale : depuis des siècles, les Bretons ne vivent-ils pas de leurs galettes de sarrasin insuffisamment cuites, comme ils vivent de leur foi simple et de leurs superstitions enfantines ? Cependant on peut affirmer a priori qu’un jour viendra où la galette de sarrasin aura fait son temps en Bretagne, tout au moins sera mieux préparée et mêlée à des mets plus nourrissants ; il est également rationnel d’affirmer que la foi bretonne ne durera aussi qu’un temps, que ces esprits chétifs s’alimenteront tôt ou tard d’idées et de croyances plus solides, que toute la vie intellectuelle se trouvera par degrés transformée, renouvelée.

Seuls les individus élevés dans une foi, puis désillusionnés, gardent, avec leurs sentiments primitifs, la nostalgie de l’état de foi qui correspondait à ces sentiments. C’est qu’ils sont brusqués dans le passage de la croyance à l’incrédulité. On a fait souvent l’histoire du désenchantement passager de la vie qu’éprouve le croyant dont la foi s’en va. « J’étais terriblement dépaysé, » dit M. Renan en nous racontant la crise morale par laquelle il a passé lui-même. « Les poissons du lac Baïkal ont mis, dit-on, des milliers d’années à devenir poissons d’eau douce après avoir été poissons d’eau de mer. Je dus faire ma transition en quelques semaines. Comme un cercle enchanté, le catholicisme embrasse la vie entière avec tant de force que,