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le sentiment religieux est-il impérissable ?

se mettre en route le vendredi, ou ne vaquent alors qu’aux affaires les plus pressantes ; n’oublions pas cependant que les cerveaux parisiens (du moins ceux des hommes) se classent, par leur développement, aux premiers rangs des cerveaux humains. Que conclure de là, si ce n’est que les superstitions sont toujours vivaces au sein de l’humanité et le seront probablement bien longtemps encore ? Raisonnons donc à leur égard comme on veut raisonner à l’égard des religions mythiques : ne sera-t-il pas très légitime d’admettre que le besoin de superstition est inné à l’homme, que c’est une partie de sa nature, qu’il nous manquerait vraiment quelque chose si nous venions à cesser de croire qu’un miroir brisé annonce la mort d’une personne ? Donc nous chercherons un modus vivendi avec les superstitions, et nous combattrons celles qui sont le plus nuisibles, non en leur opposant la raison, mais en les remplaçant par des superstitions contraires et inofîensivcs. Nous déclarerons même qu’il existe des superstitions d’État, nous les enseignerons aux enfants et aux femmes ; nous persuaderons, par exemple, à tous les esprits faibles cet ingénieux aphorisme du Coran que la durée de notre vie est réglée d’avance et que le lâche ne gagne absolument rien à s’enfuir du champ de bataille ; s’il doit mourir, il mourra en rentrant chez lui. N’est-ce pas là une croyance bonne à entretenir dans les armées, plus inoffensive que beaucoup des croyances religieuses ? Peut-être même y a-t-il là-dessous quelque grain de vérité.

On pourrait aller loin dans cette voie et découvrir bien des illusions prétendues nécessaires ou tout au moins utiles, bien des croyances prétendues indestructibles. — « Il est, dit M. Renan, plus difficile d’empêcher l’homme de croire que de le faire croire. » — Oui certes ; en d’autres termes, il est plus difficile d’instruire quelqu’un que de le tromper. Et sans cela, quel mérite y aurait-il dans la communication du savoir ? Ce qu’on sait est toujours plus complexe que ce qu’on préjuge. Une instruction assez complète pour mettre en garde contre les défaillances du jugement demande des années de patience. Heureusement ce sont de longs siècles que l’humanité a devant elle, de longs siècles et des trésors de persévérance, car il n’est pas d’être plus persévérant que l’homme et, parmi les hommes, il n’est pas d’être plus obstiné que le savant. — Mais, dit-on encore, les mythes religieux, mieux adaptés que le pur savoir aux intelligences populaires, ont