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le sentiment religieux est-il inné ?

peur qu’il ne blesse ceux qui s’en servent. — Nous devons rechercher jusqu’à quel point on peut démontrer l’incapacité philosophique du peuple, de l’enfant, de la femme ; cette recherche est d’autant plus nécessaire que nous ne séparons point, dans ce livre, l’étude des religions de la sociologie.


I. — LE SENTIMENT RELIGIEUX EST-IL INNÉ ET IMPÉRISSABLE DANS L’HUMANITÉ


De nos jours, remarquons-le bien, le sentiment religieux a trouvé des défenseurs parmi ceux qui, comme les Renan, les Taine et tant d’autres, croient le plus à l’ « absurdité » des dogmes mêmes. Se placent-ils au point de vue purement intellectuel, c’est-à-dire en somme à leur point de vue propre, tout le contenu de la religion, tous les dogmes, tous les rites leur apparaissent comme autant d’étonnantes erreurs, comme un vaste système de duperie mutuelle inconsciente. Se placent-ils au contraire au point de vue de la sensibilité, c’est-à-dire au point de vue du vulgaire et des masses, tout se justifie à leurs yeux ; tout ce qu’ils attaquaient sans scrupule comme raisonnement, devient sacré comme sentiment ; par un étrange effet d’optique, l’absurdité des croyances religieuses semble grandir pour eux leur nécessité ; plus l’abîme qui les sépare des intelligences communes leur semble large, plus ils redoutent de voir cet abîme se combler ; s’ils n’ont aucun besoin pour leur compte des croyances religieuses, ils pensent, par cette raison même, qu’elles sont indispensables aux autres. Il se disent : comment le peuple peut-il avoir tant de croyances irrationnelles dont nous nous passons fort bien ! — Et ils en concluent : — Il faut donc que ces croyances soient bien nécessaires au fonctionnement de la vie sociale et qu’elles correspondent à un besoin réel pour avoir pu s’implanter ainsi[1].

  1. Au reste, quand on a passé sa vie ou même quelques années de sa vîe à une étude quelconque, on est porté à s’exagérer extrêmement l’importance de cette étude. Les professeurs de grec croient que le grec est nécessaire à l’humanité. Quand il s’agit de fixer un programme, si on interroge les professeurs, chacun veut donner le premier rang à la branche des sciences qu’il enseigne. Je me rappelle qu’après avoir fait des vers latins pendant plu-