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dissolution des religions.

ils ont tué la charité. Le véritable idéal moral et religieux ne consiste pas à tout retrancher de soi pour en retrancher le péché. Il n’y a rien d’absolument mauvais en nous toutes les fois qu’il n’y a rien d’excessif ; quand nous taillons à vif dans notre cœur, nous ne devons avoir qu’un but, celui qu’on a en émondant les arbres : augmenter encore la fécondité. Nos penchants multiples doivent donc être satisfaits à leur heure ; nous devons faire comme la mère qui, voyant son fils mourant, trouve le courage de manger au milieu de ses larmes, pour avoir la force de le veiller jusqu’au bout. Il ne doit pas bouder avec la vie, celui qui veut vivre pour autrui : pour celui qui a le cœur assez grand, nulle fonction de la vie n’apparaît comme impure. Toute règle morale ne doit être qu’une conciliation de l’égoïsme et de l’altruisme, du péché originel et de la sainteté idéale ; pour accomplir cette conciliation, il suffit de montrer que chacun des penchants contraires qui entraînent notre être, s’il est abandonné à lui-même, se contredit lui-même ; que nos penchants ont besoin les uns des autres ; que la nature, lorsqu’elle veut s’élever brusquement trop haut, retombe et s’écrase. Se gouverner, c’est, comme dans tout gouvernement, concilier des partis. Ormuzd et Ahrimane, l’esprit et la nature ne sont pas aussi ennemis qu’on semble le croire, et même ils ne peuvent rien l’un sans l’autre ; ce sont deux dieux dont l’origine première est la même, ils sont immortels, et il faut que les choses immortelles trouvent moyen de s’accommoder ensemble. Le sacrifice entier et sans retour ne peut jamais être une règle de vie, mais seulement une exception sublime, un éclair traversant l’existence individuelle, la consumant parfois, puis disparaissant, pour laisser de nouveau en présence les deux grands principes dont l’équilibre fait le monde et dont l’accord réfléchi constitue la morale moyenne de toute vie.

La nature même des idées confirme ce que nous venons de dire sur les tentations et le péché. Toute idée est toujours, directement ou indirectement, une suggestion, une excitation à agir ; elle tend même à s’implanter en nous, à repousser les autres, à devenir une idée fixe, une « idée force », à se réaliser par nous, souvent malgré nous ; mais, comme notre pensée embrasse toutes les choses de l’univers, les basses comme les hautes, elle est incessamment sollicitée à agir dans tous les sens ; la tentation, à ce nouveau point de vue, devient donc la loi de la pensée,