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dissolution de la morale religieuse. — mysticisme.

agrandissons encore la sphère de l’activité humaine : non seulement la famille et l’État nous demandent aujourd’hui une part toujours plus grande de notre moi, mais le genre humain lui-même est de plus en plus présent à l’esprit de chacun de nous. Notre pensée a bien plus de peine à s’isoler, à se retrancher en soi ou à s’absorber en Dieu. Le monde humain est devenu infiniment plus pénétrable qu’autrefois : toutes les limites qui séparent les hommes (religion, langue, nationalité, race) apparaissent déjà aux esprits supérieurs comme artificielles ; le règne humain lui-même se fond avec le règne animal, le monde entier s’ouvre pour la science, pour l’amour, laissant entrevoir aux cœurs mystiques la perspective d’une sorte de fraternité universelle. À mesure que notre univers s’agrandit ainsi, il nous devient moins insuffisant ; cette surabondance d’amour qui allait chercher un objet transcendant trouve mieux à se répandre sur la terre même, sur les astres réels de nos cieux. Si la tendance mystique de l’homme ne peut complètement disparaître en ce qu’elle a de légitime, elle peut du moins changer de direction, et elle en change peu à peu. Les chrétiens n’avaient nullement tort de trouver la société antique trop étroite et le monde ancien trop comprimé sous sa voûte de cristal ; la raison d’être du christianisme était dans cette conception vicieuse de la société et de la nature. Il faut dire aujourd’hui : élargissez le monde jusqu’à ce qu’il satisfasse l’homme : qu’il s’établisse un équilibre entre l’univers et le cœur humain. L’œuvre de la science n’est pas d’éteindre le besoin d’aimer qui constitue en si grande partie le sentiment religieux, mais de lui donner un objet réel ; ce n’est pas d’arrêter les élans du cœur, mais de les justifier.

Remarquons-le d’ailleurs, si l’amour du Dieu personnel mystiquement conçu tend à s’effacer dans les sociétés modernes, il n’en est pas ainsi de l’amour du Dieu idéal conçu comme un type pratique d’action. L’idéal, en effet, ne s’oppose pas au monde, il le dépasse simplement ; il est au fond identique à notre pensée même, qui, tout en sortant de la nature, va de l’avant, prévoit et prépare de perpétuels progrès. Dans la vie se trouvent conciliés le réel et l’idéal, car la vie tout ensemble est et devient. Qui dit vie dit évolution ; or l’évolution est l’échelle de Jacob appuyée à la fois sur la terre et sur le ciel ; à la base nous nous sentons brates, au sommet nous nous devinons dieux. Le sentiment religieux ne s’oppose donc pas au sentiment