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dissolution des religions.

Un autre danger de la morale religieuse fondée sur l’amour divin, c’est la mysticité, sentiment de plus en plus opposé à l’esprit moderne et qui tend par cela même à disparaître. Le cœur de l’homme, malgré sa fécondité en passions de toute sorte, s’est cependant concentré toujours autour d’un petit nombre d’objets, qui se font équilibre. Dieu et le monde sont deux pôles entre lesquels notre sensibilité est partagée : on choisit plus ou moins entre eux. Aussi, de tout temps, les sectes religieuses ont senti une opposition possible entre l’amour absolu de Dieu et l’amour des hommes. Dans beaucoup de religions, Dieu s’est montré « jaloux » de l’affection vouée aux autres êtres de la nature, affection qui lui était pour ainsi dire dérobée. Il ne trouvait pas suffisant de recevoir ainsi le surplus du cœur humain, il cherchait à accaparer l’âme entière Chez les Hindous, la suprême piété consistait, nous le savons, dans le détachement du monde, la solitude au milieu des grandes forêts, le rejet de toute affection terrestre, l’indifférence mystique à l’égard de toute chose mortelle. En Occident, quand le christianisme survint, on sait cette soif de solitude, cette fièvre du désert, qui, de nouveau, saisit les âmes ; par milliers les hommes s’enfuyaient dans les endroits perdus, quittant leurs familles et leurs cités, reniant tous leurs autres amours pour celui de Dieu, se sentant plus près de lui quand ils étaient plus loin des autres êtres. Tout le moyen âge a été tourmenté par cette lutte entre l’amour divin et l’amour humain. En fait, l’amour humain l’a emporté chez la majorité des hommes. Il n’en pouvait pas être autrement ; l’Église même ne pouvait prêcher à tous un détachement complet, sous peine de ne se voir écoutée par personne. Mais, chez les âmes scrupuleuses et rigoristes, comme l’opposition entre l’amour divin et l’amour humain reparaît vite, comme elle éclate dans toutes les circonstances de la vie ! On se rappelle les confidences de madame Périer sur Pascal. Elle était toute surprise de voir parfois son frère la repousser, lui montrer des froideurs soudaines, se détourner d’elle quand elle s’approchait pour le distraire dans ses souffrances ; elle en vint à penser qu’il ne l’aimait pas, elle s’en plaignit à sa sœur, qui chercha à la détromper, mais n’y put parvenir. Enfin cette énigme lui fut expliquée le jour même de la mort de Pascal par un ami du grand homme, Domat. Elle apprit que, dans la pensée de Pascal, « l’amitié la plus innocente, » la