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dissolution de la morale religieuse. — la crainte.

et à détruire la vraie fraternité. Elle tend à se contredire elle-même, car l’amour prétendu absolu se trouve en fait borné, puisqu’il aboutit à un monde misérable où subsiste le mal, — mal métaphysique, mal sensible, mal moral. Cet amour n’est même pas universel, puisqu’il est conçu comme une grâce plus ou moins arbitraire donnée aux uns, refusée aux autres : il y a prédestination. La doctrine de la grâce, sur laquelle les théologiens ont amassé tant de subtilités, ajoute au principe le plus haut de la morale, au principe d’amour, la notion la plus grossière de l’anthropomorphisme, celle de faveur. Dieu est toujours conçu sur le modèle des rois absolus, qui accordent des grâces selon leur caprice ; il y a là un rapport sociomorphiste des plus vulgaires, qu’on a érigé en rapport du créateur aux créatures. Les deux éléments de l’idée de grâce sont contradictoires : l’amour absolu appelle l’universalité, la grâce appelle la particularité. Il y a des êtres qui finissent par être exclus de l’amour universel : le dam est cette exclusion même. Ainsi entendue, la charité divine détruit la vraie fraternité, la vraie charité, puisque Dieu ne l’a pas lui-même et ne nous en donne point l’exemple. Si nous croyons que Dieu hait et damne, il aura beau nous défendre la vengeance personnelle, il nous fera épouser ses haines et ne supprimera pas le principe même de la vengeance, qui sera simplement reporté en lui. Quand saint Paul nous dit : « Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais surmonte le mal par le bien,» le précepte est admirable, mais il est malheureux que Dieu soit le premier à le violer, à ne pas surmonter le mal par le bien. Faites ce que je vous dis, non ce que je fais moi-même. N’est-ce pas au milieu d’une sorte d’hymne à la charité et au pardon que détonne tout à coup cette phrase caractéristique de saint Paul, déjà, citée plus haut : « Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger, car ce sont des charbons ardents que tu amoncelleras sur sa tête. » Ainsi le pardon apparent devient une vengeance raffinée, qui ne se remet à Dieu que pour être plus effrayante, et qui sous forme de bienfaits, peut-être de baisers, « amoncelle » sur la tête d’autrui des flammes vengeresses. On allume le feu de l’enfer pour les autres avec sa propre charité. Cette note d’indélébile barbarie, qui éclate au milieu des paroles les plus aimantes, ce retour offensif de l’instinct animal de vengeance transporté à Dieu, montre le danger de l’élément théologique introduit dans la morale de l’amour.