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dissolution des religions.

civilisé se reconnaît à ce qu’il est plus difficile de I’ « offenser, » à ce qu’il voit moins d’outrages et de sujets de colère dans toutes les actions qu’amènent les rapports sociaux. Quand il s’agit d’un être absolument aimant et personnifiant la loi même d’amour, l’idée d’offense devient encore plus déplacée. Il est impossible à tout esprit philosopliique d’admettre qu’on puisse « offenser Dieu, » ni s’attirer, suivant les paroles bibliques, sa « colère » ou sa « vengeance. » La crainte d’une sanction extérieure à la loi même de la conscience est donc un élément que le progrès de l’esprit moderne tend à faire disparaître de la morale. La Bible a beau dire que la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse, la moralité ne commence vraiment que là où la crainte cesse, la crainte n’étant, comme dit Kant, qu’un sentiment pathologique, non moral. La crainte de l’enfer a pu avoir jadis son utilité sociale, mais elle est par essence étrangère à la société moderne et, à plus forte raison, aux sociétés futures. Aussi tend-on de plus en plus à séparer de toute crainte le respect du bien universel, ou plutôt de l’universalité des personnes et des volontés, de la société universelle. Ce respect, mêlé d’amour et engendré même par l’amour, devient alors un sentiment tout moral et tout philosophique, pur d’éléments mystiques et proprement religieux.


II. — Après avoir vu comment l’idée de respect se corrompt facilement dans le christianisme, cherchons ce qu’y devient l’idée même d’amour. Si l’honneur du christianisme est dans l’importance qu’il a donnée à ce principe, le christianisme n’a-t-il pas conçu le Dieu en qui il réalise l’amour infini de manière à compromettre cet amour universel qu’il devait fonder ? Le Dieu des chrétiens, tout au moins des chrétiens orthodoxes, est une notion d’amour absolu, qui tend à se contredire elle-même

    plus insoutenable encore, même si on la prend en un sens métaphorique. Au lieu de damner, Dieu ne peut qu’appeler éternellement à lui ceux qui s’en sont écartés ; c’est surtout pour les coupables qu’il faudrait dire avec Michel-Ange que Dieu ouvre tout grands ses deux bras sur la croix symbolique. Nous nous le représentons comme regardant tout de trop haut pour qu’à ses yeux les réprouvés soient jamais autre chose que des malheureux ; or les malheureux ne doivent-ils pas être, en tant que tels, sinon sous les autres rapports, les préférés de la bonté infinie ? » (Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, p. 189.)