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dissolution des religions.

un Kant. Chaque chose et chaque idée est bien dans son temps et dans son milieu. Les cathédrales gothiques sont magnifiques, nos petites maisons d’aujourd’hui sont très confoilables, rien ne nous empêche d’admirer les unes et d’habiter les autres ; mais ce qui est inexcusable, c’est de vouloir absolument que les cathédrales ne soient pas des cathédrales.

Si on n’examine plus la doctrine de M. Arnold au point de vue historique, mais au point de vue purement philosophique, elle nous apparaîtra comme beaucoup plus séduisante, puisqu’elle consiste précisément à nous faire retrouver nos idées dans les livres anciens comme dans un miroir. Rien de mieux, mais en somme avons-nous bien besoin de ce miroir ? Avons-nous besoin de retrouver nos conceptions modernes plus ou moins altérées par le mythe ? Avons-nous besoin de repasser volontairement par l’état d’esprit où sont passés les peuples primitifs ? Avons-nous besoin de nous pénétrer de l’idée parfois étroite qu’ils se faisaient de la justice et de la morale afin de concevoir une justice plus large et une morale plus digne de ce nom ? N’est-ce pas comme si, pour apprendre la physique aux enfants, on commençait par leur enseigner sérieusement les préjugés antiques sur l’horreur du vide, l’immobilité de la terre, etc. ? Les auteurs du Talmud disaient dans leur foi naïve que Javeh, rempli de vénération pour le livre qu’il avait dicté lui-même, consacrait les trois premières heures de chaque jour à étudier la loi sacrée ; aujourd’hui les Juifs les plus orthodoxes n’astreignent plus leur dieu à cette méditation régulière : ne pourrait-on sans danger permettre à l’homme de faire la même économie de temps ? M. Arnold, cet esprit si délié, mais si peu droit et si peu logique, critique quelque part ceux qui ont besoin de fonder leur foi sut des fables, des interventions surnaturelles, des légendes merveilleuses. « Bien des hommes religieux, dit-il, ressemblent à ceux qui ont nourri leur esprit de romans ou aux fumeurs d’opium : la réalité leur est insipide, bien qu’elle soit vraiment plus grande que le monde fantastique des romans et de l’opium. » M. Arnold ne s’aperçoit pas que, si la réalité est, comme il le dit, ce qu’il y a de plus grand et de plus beau, nous n’avons plus aucun besoin de la légende, même interprétée à sa façon : le monde réel, j’entends le monde moral comme le monde physique, devra suffire pleinement à notre pensée.