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dissolution des religions.

pensée humaine est infiniment vénérable. La Bible est un livre unique, correspondant à un état d’esprit tout particulier, et qu’on ne peut pas plus refaire ou corriger qu’une œuvre de Phidias ou de Praxitèle. Malgré ses lacunes morales et son fréquent désaccord avec la conscience de notre époque, ce livre est le complément nécessaire du christianisme ; il manifeste l’esprit général de la société chrétienne, il en représente la tradition et rattache les croyances du présent avec celles du passé[1]. La Bible et les dogmes, après avoir été jadis le point de départ de la foi religieuse, finissent sans doute par avoir besoin, devant la foi moderne, d’une justification ; mais cette justification, ils l’obtiennent : ce qu’on comprend est déjà pardonné.

Si l’Évangile contient une doctrine morale plus ou moins réfléchie, c’est assurément celle de l’amour. La charité ou pour mieux dire la justice aimante (toute charité est une justice au point de vue absolu), tel est le « secret » de Jésus. L’Évangile peut donc être considéré, selon la pensée de M. Arnold, comme étant avant tout un traité de morale symbolique. La véritable supériorité de l’Évangile sur le paganisme et sur la philosophie païenne était une supériorité morale : c’est pour cela qu’il a vaincu. Il n’y a pas de théologie dans l’Évangile, si ce n’est la théologie juive ; or la religion juive n’eût pas pu conquérir le monde. La puissance de l’Évangile était dans sa morale ; c’est elle qui, de nos jours mêmes, survit plus ou moins transformée par le progrès des temps. Aussi est-ce sur la morale évangélique que doivent nécessairement s’appuyer les chrétiens des sociétés modernes, c’est en elle qu’ils peuvent puiser leur vraie force : elle est le principal argument qu’ils puissent invoquer pour démontrer la légitimité même de la religion et pour ainsi dire la légitimité de Dieu.

M. Matthew Arnold et le groupe de critiques libéraux qui se sont comme lui inspirés de l’ « esprit des temps » (Zeit Geist), semblent avoir ainsi conduit la foi au point extrême où elle pouvait aller sans rompre entièrement avec le passé, avec les textes et les dogmes. La pensée religieuse n’est plus rattachée par eux aux symboles qu’à l’aide du plus mince des liens. Au fond, pour qui y regarde de près, les chrétiens libéraux suppriment la religion proprement dite pour la remplacer par une mnrule relviiense. Le véritable croyant d’autrefois affirmait Dieu d’abord et faisait

  1. Voir M. L. Ménard, ibid. (Crit. relig., 1879).