Page:Guyau - L’Irréligion de l’avenir.djvu/175

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
137
la foi symbolique et morale.

suppose un Dieu tout-puissant, car elle rejette alors sur lui la responsabilité du mal : Dieu ne peut exister qu’à condition d’être partiellement impuissant, de rencontrer dans la nature, comme l’humanité même, des obstacles qui l’empêchent de faire tout le bien qu’il voudrait. Une fois Dieu ainsi conçu, le devoir pourra se formuler ainsi : « Aide Dieu «, travaille avec lui au bien, prête-lui « le concours dont il a besoin puisqu’il n’est pas omnipotent » ; travaille aussi avec tous les grands hommes, les Socrate, les Moïse, les Marc-Aurèle, les Washington, fais comme eux tout ce que tu pourras et rien que ce que tu dois. Cette collaboration désintéressée de tous les hommes entre eux et avec le « principe du bien », de quelque manière d’ailleurs qu’on se figure et qu’on personnifie ce principe, telle sera, selon Stuart Mill, la religion suprême. Ce n’est, on le voit, qu’une morale agrandie et érigée en loi universelle du monde. Qu’est-ce que nous appelons le divin, sinon ce qu’il y a en nous de meilleur ? « Dieu est bon, » avait écrit Feuerbach, « signifie : la bonté est divine ; Dieu est juste signifie : la justice est divine.» Au lieu de dire : il y a des douleurs divines, des morts divines, on a dit : Dieu a souffert. Dieu est mort. « Dieu, c’est le cœur humain divinisé[1]. »

Une thèse analogue a été soutenue avec éclat dans un livre qui a eu un grand retentissement en Angleterre, la Littérature et le dogme de Matthew Arnold. Ce dernier s’accorde d’abord avec tous les critiques des religions pour constater l’état de tension toujours croissante où estarrivé, de nos jours, le conflit entre la science et le dogme. « Une révolution inévitable va atteindre la religion dans laquelle nous avons été élevés ; nous en reconnaissons tous les signes avant-coureurs. » Et M. Arnold a raison. Jamais, en aucun temps, le parti de l’incrédulité ne parut avoir plus de raisons en sa faveur ; les antiques arguments contre la providence, le miracle et les causes finales, par lesquels les Épicuriens convainquirent autrefois tant d’esprits, ne semblent rien auprès des arguments fournis de nos jours par les Laplace, les Lamarck et tout récemment par Darwin, l’« homme qui a chassé le miracle », selon le mot de Strauss. Un des prophètes sacrés que

  1. M. Seeley, dans son ouvragée intitulé Natural Religion (1882), s’efforce aussi d’établir que, des trois éléments qui peuvent fournir une idée religieuse, l’amour du vrai ou la science, le sentiment du beau ou l’art, la notion du devoir ou la morale, il n’y a plus que le troisième qui puisse se concilier aujourd’hui avec le christianisme.