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dissolution des religions.

qui ne soit portée à sourire du diable. C’est là, croyons-nous, un signe des temps, une preuve manifeste de la décroissance du sentiment religieux dogmatique ; là où ce sentiment est, par exception, resté assez fort encore et même fécond en dogmes nouveaux, comme en Amérique, la peur du diable est demeurée entière ; dans les régions plus éclairées, où cette peur n’existe plus qu’à l’état de symbole et de mythe, l’intensité et la fécondité du sentiment religieux ne peuvent pas ne pas diminuer dans la même proportion. Le sort de Javeh et celui de Lucifer sont liés ; anges et diables se tiennent par la main comme dans les rondes fantastiques du moyen âge : le jour où Satan et les siens seraient définitivement vaincus et anéantis dans l’esprit du peuple, les puissances célestes ne leur survivraient guère.


En somme, sous tous les rapports, la foi dogmatique, surtout celle qui est étroite, autoritaire, intolérante et en contradiction avec l’esprit de la science, semble destinée à disparaître ou à se concentrer dans un petit nombre de fidèles. Toute doctrine, fût-elle très morale et très élevée, nous paraît même aujourd’hui cesser de l’être et se dégrader du moment où elle prétend s’imposer à la pensée comme un dogme. Heureusement le dogme, cette cristallisation de la croyance, est un composé instable : comme certains cristaux complexes, un rayon concentré de lumière, tombant sur lui peut le faire éclater, s’en aller en poussière. La critique moderne fournit ce rayon. Si le catholicisme, poursuivant l’unité religieuse, devait logiquement aboutir à la doctrine de l’infaillibilité, la critique moderne, en montrant la relativité des connaissances humaines et la faillibilité essentielle à toute intelligence, tend à l’individualisme religieux et à la dissolution de tout dogme universel ou « catholique ». Par là le protestantisme orthodoxe est lui-même menacé de ruine comme le catholicisme orthodoxe, car il a, lui aussi, conservé dans le dogme, outre l’irrationnalité, un élément de catholicité, par cela même d’intolérance, sinon pratique et civile, au moins théorique et religieuse.