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la foi dogmatique étroite.

nous attendions à être coudoyés par eux et réprimés en leur nom. Cet état de choses ne peut disparaître entièrement que quand nous cessons de croire en une société très réelle avec nos dieux, quand nous les voyons se fondre en de simples idéaux. Les idéaux n’ont jamais le caractère exclusif et intolérant des réalités.

Il faut en somme distinguer deux sortes de vertus, sur lesquelles les religions ont une action. Les premières sont ces vertus que l’on peut appeler positives, actives, d’instinct et de cœur, comme la charité et la générosité ; celles-là, de tout temps et en tout pays, ont existé parmi les hommes ; les religions les exaltent, le christianisme a l’honneur de les avoir portées à leur plus haut degré. La seconde sorte de vertus, celles qui sont plus intellectuelles et retiennent dans l’action plutôt qu’elles n’y poussent, celles de possession de soi, d’abstention et de tolérance, celles-là sont plus modernes et proviennent de

    car c’est pour cela que l’Église a toléré quelquefois même le culte des hérétiques et des païens, quand la multitude des infidèles était grande. (Summa theol., 2 a ; q. x, a. 11.) » On voit de quelle nature est la tolérance ainsi entendue ; elle ne reconnaît nullement le droit de ses contradicteurs ; si elle ne sévit pas contre eux, c’est simplement pour éviter un plus grand mal, ou plutôt parce qu’elle n’a pas en main une force suffisante et que la multitude des infidèles est trop grande.

    Un professeur de théologie à la Sorbonne a voulu récemment contester l’intolérance catholique (dont M. Alfred Fouillée venait de parler dans sa Science sociale). Il l’a fait par des raisons qui peuvent être citées comme une preuve de plus. « Ni aujourd’hui, ni jamais, à aucune époque de son histoire, l’Église catholique n’a prétendu imposer la vérité du dehors par la violence. Tous les grands théologiens ont enseigné que l’acte de foi est un acte volontaire, qui présuppose une illumination de l’esprit ; mais ils ont enseigné aussi que la contrainte peut favoriser cette illumination et surtout préserver les autres du mauvais exemple ou de la contagion des ténèbres. L’église chrétienne n’a pas eu besoin de l’épée pour évangéliser les nations : si elle a versé du sang pour triompher, elle a versé le sien. » — N’en a-t-elle donc jamais versé d’autre ? Si on comptait tous les meurtres commis par l’intolérance au nom des dogmes absolus, dans tous les pays du monde, si on mesurait tout le sang versé, si on amoncelait tous les cadavres, ne verrait-on point ce monceau s’élever plus haut que la flèche des cathédrales et le dôme des temples où les hommes vont encore, avec une inaltérable ferveur, invoquer et bénir le « Dieu de bonté ? » La foi en un Dieu qui parle et agit, qui a son histoire, sa Bible, ses prophètes et ses prêtres, finit toujours par être intolérante. En adorant le dieu jaloux et vengeur, on se fait à la fin son complice. On approuve tacitement tous les crimes commis en son nom et souvent, si on en croyait les livres saints, commandés par lui-même. Il est des choses qu’il faut tâcher d’oublier quand elles sont trop souillées de sang et de boue : on a rasé des monuments, on a purifié et transformé les lieux auxquels s’attachaient de trop sanglants souvenirs ; les partisans de certains dogmes auraient aussi besoin de laver leur cœur à l’eau lustrale.