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dissolution des religions.

dogmes et des rites sacrés ; on a pu, avec les uns, se contenter de pratiques larges ; on a pu, avec les autres, soumettre à la réglementation jusqu’au régime diététique, mais il a toujours fallu admettre un minimum de dogmes absolus et de pratiques absolument nécessaires, sans lesquelles il n’y aurait plus eu d’église vraiment religieuse. Ce n’est pas tout. La sanction théologique a toujours été présentée comme également absolue ; il ne s’agit de rien moins que d’un bien absolu d’une part, et d’un mal absolu d’autre part. Enfin, ce bien et ce mal ont été également conçus sous l’idée d’éternité. Ces principes posés, quand il s’agissait d’un bien absolu et éternel, d’un mal absolu et éternel, comment les croyants, dominés par l’exclusive préoccupation d’une foi ardente et profonde, eussent-ils hésité à employer au besoin la contrainte ? Le libre arbitre, pour eux, ne valait que par son usage, par sa fin, qui est la volonté divine. En face d’une éternité de peines à éviter tout semblait permis, tous les moyens semblaient bons pourvu qu’ils pussent réussir. Avec cette certitude intime qui est inséparable d’une foi absolue et exclusive, quelle âme enthousiaste eût résisté devant l’emploi de la contrainte ? Aussi toute religion jeune et forte est-elle intolérante. La tolérance, quand elle apparaît, marque l’affaiblissement de la foi ; une religion qui en comprend une autre est une religion qui se meurt. On ne peut pas croire une chose « de tout son cœur » sans un sentiment de pitié et parfois d’horreur pour ceux qui ne croient pas comme vous. Si j’étais absolument certain de posséder la vérité suprême et dernière, hésiterais-je à bouleverser le monde pour la faire triompher ? On met des œillères aux chevaux qu’on attelle pour les empêcher de voir à droite et à gauche ; ils n’aperçoivent qu’un seul point, et courent vers ce point avec la hardiesse et la vigueur de l’ignorance, sous le fouet autoritaire qui les mène : les partisans du dogme absolu marchent ainsi dans la vie. « Toute religion positive, toute forme immuable, a dit Benjamin Constant, conduit par une route directe à l’intolérance, si l’on raisonne conséquemment. »

On a répondu à Benjamin Constant qu’autre chose était de croire qu’on connaît la voie du salut, et autre chose de contraindre les autres à marcher dans cette voie. Le prêtre se considère comme le médecin de l’âme ; vouloir guérir par la force l’âme malade, « c’est, dit-on, comme si le médecin, pour être plus sûr de guérir son malade, le faisait condamner