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la genèse des religions.

des principes objectifs de la physique religieuse, peut-être pourrait-on voir dans l’amour dévié, trahi, un des principes subjectifs les plus essentiels du mysticisme. C’est par l’amour que s’explique cette onction, cette pénétrante douceur qui fait tressaillir les mystiques « jusque dans la moelle des os. » L’amour profond, même le plus terrestre, tend toujours à envelopper de respect, de vénération l’objet aimé ; cela tient à beaucoup de causes, et entre autres à cette loi psychologique qui fait que le désir grandit l’objet désiré. Aimer, c’est toujours adorer un peu. Si l’amour s’applique à un être humain, cette divinisation provisoire sera maintenue dans certaines limites ; mais, que l’amour se trouve repoussé de la terre, il ne perdra rien de la puissance d’imagination et d’effusion qu’il possède : alors l’âme, cherchant au loin quelque vague objet auquel s’attacher, s’emportera en élans mystiques, se ravira en extases. Elle personnifiera son idéal, lui donnera une figure, une parole : c’est Jésus, les pieds cachés sous la chevelure de Madeleine ; c’est la Vierge pleurant au pied de la croix ; c’est Moïse, le front dans les nuages ; c’est Bouddha enfant, devant lequel les statues des dieux se lèvent pour le saluer. Ainsi naissent les religions mystiques, faites de grandes images et de sentiments passionnés, faites surtout du cœur même de l’homme, dont elles détournent parfois la sève à leur profit. La foi la plus intellectuelle en apparence n’est souvent que de l’amour qui s’ignore. L’amour le plus terrestre est souvent une religion qui commence. Henri Beyle, visitant les mines de sel de Salzbourg, trouva dans un couloir une branche couverte de diamants incomparables, scintillants à la lumière : c’était un brin de bois mort oublié là, sur lequel le sel s’était posé et cristallisé ; dans la branche sèche et nue ainsi transformée Beyle vit le symbole de ce qui se passe au fond de tout cœur aimant : tout objet qu’on y jette s’y pare d’un éclat extraordinaire, d’une merveilleuse beauté. Il appelle ce phénomène cristallisation ; nous aimerions mieux l’appeler divinisation. Oui, l’amour divinise toujours son objet, — partiellement et provisoirement, quand cet objet est placé sur terre et près de ses yeux, d’une façon définitive quand cet objet se perd dans le lointain du ciel. Nos dieux sont comme ces êtres mystérieux qui, dans les légendes, naissent d’une goutte de sang généreux, d’une larme aimante tombant sur la terre. C’est avec notre propre substance que nous les nourrissons ; leur beauté, leur bonté vient de notre amour, et si nous les aimons ainsi,