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la genèse des religions.

la prière intérieure, avec l’offrande tout intérieure de l’amour, avec le sacrifice tout intérieur des passions égoïstes. Aux hommages externes, aux témoignages de crainte et de respect par lesquels on reconnaît la puissance supérieure des divinités, comme on s’incline devant celle des rois, a succédé l’adoration mentale où Dieu est reconnu la Toute-Puissance, mais aussi la Toute-Bonté. L’inclination mentale de l’âme entière devant Dieu est le dernier reste du rite, et le rite même, dans les religions supérieures, est devenu le simple signe ou le symbole de cette adoration[1]. Ainsi, le caractère primitivement sociomorphique du culte est allé se subtilisant de plus en plus : la société semi-matérielle avec les dieux est devenue une société toute morale avec le principe même du bien, qui continue cependant d’être représenté comme une personne, comme un maître, comme un père, comme un roi.

La plus haute forme du culte intérieur est l’amour de Dieu, où sont venus se résumer tous les devoirs de la morale religieuse. L’adoration ne répond encore qu’au respect des puissances ; l’amour est une union plus intime. L’amour de Dieu est une manifestation partielle du besoin d’aimer qui se produit chez toute créature humaine. Ce besoin est assez grand pour ne pas se trouver toujours satisfait dans le milieu réel au sein duquel nous vivons ; il tend donc à sortir de ce milieu et, ne rencontrant pas sur terre d’objet qui lui suffise pleinement, il en cherche un par delà le ciel. L’amour de Dieu apparaît ainsi comme une surabondance de l’amour humain. Notre cœur se sent par moments plus grand que le monde, et cherche à le dépasser. N’oublions pas, d’ailleurs, que le monde a été étrangement rapetissé par l’ignorance, l’intolérance et les préjugés religieux ; la sphère dans laquelle pouvait s’exercer le besoin d’aimer était autrefois bien étroite : il n’est pas étonnant qu’on tendît les bras vers un être céleste et supra-naturel.

C’est encore ce qui arrive quand les affections humaines dépérissent en nous, perdent leur objet, ne trouvent plus à qui s’attacher. En France, comme en Angleterre et en Amérique, on a constaté depuis longtemps la dévotion

  1. Chez les Hindous, le tapas, c’est-à dire le feu, l’ardeur de la dévotion et du renoncement volontaire, désignait simplement à l’origine l’incantation ayant pour objet de contraindre les dévas à l’obéissance et de leur dérober une partie de leur pouvoir. D’une conception grossière est sortie la conception la plus raffinée. Voir M. Tiele, Manuel de l’Histoire des religions, p. 19 (trad. Maurice Vernes).