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le culte et le rite.

bréviaire ou lui fait dire des messes salariées pour des gens inconnus, celle qui, dans le midi de la France, fait payer aux gens riches des mendiants chargés de marmotter des prières sur le devant de leur porte, toutes ces croyances n’ont qu’un seul et même principe : elles affirment toutes la vertu du rite, de la formule traditionnelle, quelle que soit la bouche qui la prononce. L’efficacité de la prière intéressée ne semble pas dépendre seulement de la légitimité de ce qu’on demande, mais de la forme qu’on emploie en le demandant ; et cette forme elle-même est déterminée, au fond, par l’expérience : la plupart des dévots font des expériences minutieuses sur la vertu comparée des prières individuelles, des messes, des offrandes, des pèlerinages, des eaux miraculeuses, etc. ; ils amassent le résultat de leurs observations et le transmettent à leurs enfants. L’invocation à certaines madones privilégiées, comme celle de Lourdes, est encore aujourd’hui un vestige de la sorcellerie primitive.

Le prêtre hérite de toutes ces expériences naïves des croyants sur les conditions propres à faire naître le miracle, et il les systématise. Les prêtres étant les hommes les plus capables dans la fonction qui était regardée comme la plus utile de toutes à la conservation sociale, ils devaient finir par se constituer en une caste vraiment supérieure et par devenir personnellement l’objet du culte qui passait à travers leurs mains. Le type le plus accompli du privilège sacerdotal est le sacerdoce héréditaire, tel qu’il a existé dans l’ancien judaïsme, et tel qu’il existe encore dans les Indes ; tout brahmane y est prêtre-né et n’a plus besoin que d’une éducation spéciale. Les trente-sept grands prêtres de Vichnou, dans le Guzerate, sont honorés aujourd’hui encore comme l’incarnation visible de Vichnou[1].

Le prêtre a toujours eu dans l’hisloire pour rival. — parfois pour adversaire, le prophète, depuis Bouddha jusqu’à Isaïe et Jésus. Le prophète n’est pas un prêtre lié à un sanctuaire, esclave d’une tradition, c’est une individualité : « le prophétisme, dit M. Albert Réville, est dans l’ordre

  1. C’est un honneur payé très cher que celui de leur consacrer son âme, son corps, l’âme et le corps de sa femme. On paye cinq roupies pour les contempler, vingt pour les toucher, treize pour être fouetté de leur main, dix-sept roupies pour manger le bétel qu’ils ont mâché, dix-neuf roupies pour boire l’eau dans laquelle ils se sont baignés, trente-cinq roupies pour leur laver le gros orteil, quarante-deux roupies pour les frotter d’huile parfumée, de cent à deux cents roupies pour goûter dans leur compagnie l’essence du plaisir.