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la genèse des religions.

Même chez les esprits supérieurs, la force de l’habitude est incroyable. Dans les heures de doute de sa jeunesse, M. Renan écrivait à son directeur : « Je récite les psaumes avec cœur, je passerais, si je me laissais aller, des heures dans les églises… J’ai de vifs retours de dévotion… Je parviens, par moments, à être catholique et rationaliste. » Quand on arrache de soi de telles croyances, devenues une seconde nature, il semble que tout votre passé s’en va avec elles. On les a vécues en quelque manière, et on s’est attaché à elles comme à sa propre vie ; il faut se résoudre à mourir à soi-même. Il semble que toute votre force venait d’elles, qu’on va être faible comme un enfant quand on les aura perdues : c’est la chevelure de Samson. Heureusement, elle repousse.

Le sacerdoce est la conséquence du rite. Le prêtre est l’homme jugé le plus capable d’agir sur la divinité par l’observation minutieuse et savante des rites consacrés. Le rite, en effet, dès qu’il se complique par une accumulation de diverses habitudes, ne peut plus être observé avec assez d’art par l’homme ordinaire : il faut une éducation spéciale pour parler aux dieux, dans la langue complexe qu’ils entendent seul, selon les formules qui « enchaînent» leur volonté. Celui qui possède cette éducation, c’est le magicien ou le sorcier. Aussi le sacerdoce est-il sorti de la sorcellerie, dont il a été l’organisation régulière[1].

Le culte est resté encore aujourd’hui, surtout dans les religions catholique et grecque, un ensemble de formules traditionnelles, inflexibles, dont l’effet n’est sûr que si on n’y change rien : certaines cérémonies sont de véritables formules d’incantation. Les rites ressemblent à ces liens invisibles avec lesquels Faust enveloppait le démon ; mais c’est Dieu lui-même qu’on s’efforce ainsi d’enchanter, de charmer, de retenir. Au fond, la croyance qui fait tourner au bonze son « moulin à prières, « celle qui fait égrener son chapelet à la dévote, celle qui fait feuilleter au prêtre son

  1. « La sorcellerie purement individuelle et fantaisiste, dit M. Réville, se change graduellement en sacerdoce. Devenue par là une institution publique permanente, la sorcellerie sacerdotale se régularise, organise un rituel qui devient traditionnel, impose à ceux qui aspirent à l’honneur d’en faire partie des conditions d’initiation, des épreuves, un noviciat, reçoit des privilèges, les défend s’ils sont attaqués, cherche plutôt à les augmenter. C’est l’histoire de toutes les institutions sacerdotales, qui sont certainement un progrès sur la sorcellerie capricieuse, fantastique, désordonnée des âges antérieurs. »