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le culte et le rite.

qui peuvent se surajouter aux perceptions et aux habitudes déjà existantes sans les déranger ou en ne les dérangeant que fort peu ; celles-là, ni le sauvage ni l’enfant ne les redoutent. Si l’enfant ne se lasse pas d’écouter cent fois le même conte et s’irrite lorsqu’on vient à y changer le moindre détail, il n’en écoutera pas moins passionnément un conte nouveau ; un joujou nouveau, une promenade nouvelle lui plaira. Même goût chez les sauvages pour les nouveautés, dans la mesure où elles augmentent leurs connaissances acquises sans les troubler : l’homme primitif est comme l’avare qui ne veut pas qu’on touche à son trésor, mais qui ne demande qu’à l’accroître. Il est naturellement curieux, mais il n’aime pas à pousser la curiosité jusqu’au point où elle pourrait contredire ce qu’il sait déjà ou croit savoir. Et il a raison dans une certaine mesure, il ne fait qu’obéir à un instinct puissant de conservation intellectuelle : son intelligence n’est pas assez souple pour défaire et refaire constamment les nœuds ou associations qu’elle établit entre ses idées. Un noir avait voulu accompagner Livingstone en Europe, par attachement pour lui ; il devint fou au bout de peu de jours sur le bateau à vapeur. C’est donc par une sorte d’instinct de protection intellectuelle que les peuples primitifs tiennent tant à leurs coutumes et à leurs rites ; mais ils ne s’en approprient pas moins volontiers ceux des autres peuples, toutes les fois que ces rites ne sont pas directement opposés aux leurs. Les Romains avaient fini par accepter les cultes de tous les peuples du monde, sans pourtant renoncer à leur culte national ; nous avons encore aujourd’hui les fêtes du paganisme : on acquiert les superstitions et les habitudes beaucoup plus facilement qu’on ne les perd.

La puissance de l’exemple contribue aussi à affermir le culte public : chaque habitude individuelle se fortifie en se retrouvant chez autrui. De là ce grand lien, l’adoration en commun. On se distinguerait en n’adorant pas. Le culte public, c’est le vote à bulletin ouvert. Tout le monde se fait votre juge, tous ceux qui vous connaissent sont prêts à se faire vos accusateurs et vous avez pour ennemis les hommes avant les dieux. Ne pas penser comme tout le monde, cela pourrait encore se comprendre, mais ne pas agir comme tout le monde ! Vouloir briser la grande servitude de l’action qui, une fois faite, tend d’elle-même à se reproduire. À la fin, la machine se plie. On « s’abêtit ».