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la genèse des religions.

À mesure que les religions se mêlèrent et s’étendirent, la qualité de client d’un dieu, d’abord restreinte à la tribu, s’étendit aussi. Des hommes de toute origine purent devenir citoyens de la cité céleste, de l’association surhumaine qui conférait un titre nouveau à chacun de ses membres. Alors la sanction divine tendit à se confondre de plus en plus avec la sanction morale : on comprit que les dieux voulaient la justice non seulement au sein de la tribu, mais encore au sein de l’humanité.

Tandis que, dans la sanction, l’idée sociomorphique du monde tend ainsi à devenir une idée morale, la morale elle-même devait tendre, pour réparer son insuffisance, à faire appel aux idées religieuses. La société humaine, impuissante à se faire toujours respecter de tous ses membres, ne pouvait manquer d’invoquer l’appui de la société supérieure des esprits, qui l’enveloppait de toutes parts. L’homme, étant essentiellement un animal sociable, ζῶον πολιτικόν, ne peut pas se résigner au succès définitif d’actes antisociaux ; là où il semble que de tels actes ont humainement réussi, la nature même de son esprit le porte à se tourner vers le surhumain pour demander réparation et compensation. Si les abeilles, enchaînées tout à coup, voyaient l’ordre de leurs cellules détruit sous leurs yeux, sans avoir l’espérance d’y porter jamais remède, leur être tout entier serait bouleversé, et elles s’attendraient instinctivement à une intervention quelconque, rétablissant un ordre aussi immuable et sacré pour elles que peut l’être celui des astres pour une intelligence plus large. L’homme, par sa nature morale (telle que la lui a fournie l’hérédité), est ainsi porté à croire que le dernier mot ne doit pas rester au méchant dans l’univers ; il s’indigne toujours contre le triomphe du mal et de l’injustice. Cette indignation se constate chez les enfants avant même qu’ils sachent bien parler, et on en retrouverait des traces nombreuses chez les animaux mêmes. Le résultat logique de cette protestation contre le mal, c’est le refus de croire au caractère définitif de son triomphe[1].

L’homme, pour lequel la société des dieux correspondait si étroitement à celle des hommes, ne pouvait manquer, sans doute, d’y imaginer des êtres antisociaux, des Ahrimane et des Satan, protecteurs du mal dans les cieux et sur

  1. V. notre Esquisse d’une morale, I. III, Besoin psychologique d’une sanction.