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la genèse des religions.

eu pour résultat de maintenir longtemps l’âme humaine dans une minorité véritable ; cet état de minorité à son tour rendait nécessaire l’existence et la surveillance des protecteurs divins. Quand donc l’homme religieux se refusait à sortir de la dépendance où il s’était placé volontairement, c’est qu’il avait le sentiment vague de sa propre insuffisance, de son irrémédiable minorité ; c’est ainsi que l’enfant n’ose s’écarter bien loin du toit paternel et ne se sent pas le courage de marcher seul dans la vie. L’enfant qui montrerait une indépendance hâtive, et de bonne heure irait courir les chemins, aurait grande chance d’être tout simplement un « mauvais sujet ; » sa précocité pourrait bien n’être que de la dépravation. De même dans l’histoire, les irréligieux, les sceptiques, les athées n’ont été fort souvent que des enfants gâtés, en avant sur leur âge, et dont les libertés d’esprit étaient des gamineries. Le genre humain a eu longtemps besoin, comme l’individu, de grandir en tutelle ; tant qu’il a éprouvé ce besoin, nous voyons qu’il ne pouvait manquer de s’appuyer sur l’idée d’une providence extérieure à lui et à l’univers, capable d’intervenir dans le cours des choses et de modifier les lois générales de la nature par ses volontés particulières. Puis, par le progrès de la science, on s’est vu forcé d’enlever chaque jour à la Providence quelqu’un de ses pouvoirs spéciaux et miraculeux, quelqu’une de ses prérogatives surnaturelles. Grâce à l’évolution de la pensée, la piété s’est transformée ; elle tend aujourd’hui à faire un objet d’affection filiale de celui qui était naguère un objet de terreur, de conjuration, de propitiation. La science, enveloppant la Providence du réseau de plus en plus serré de ses lois inflexibles, l’immobilise pour ainsi dire et la paralyse. Elle ressemble à ces grands vieillards que l’âge a rendus incapables de se mouvoir, qui, sans notre aide, ne peuvent soulever un seul de leurs membres, qui vivent par nous, et qui cependant peuvent être d’autant plus aimés, comme si leur existence nous devenait plus précieuse à mesure qu’elle est plus oisive.