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la genèse des religions.

pliquent par elle. Un missionnaire anglais[1], de voyage en Sibérie, raconte qu’au moment où il arrivait à Irkustk, un incendie consuma les trois quarts de la ville : une chapelle seule avant été épargnée, le clergé russe vit dans ce fait un miracle ; le missionnaire anglais l’explique par la bonne raison que toute la ville était en bois et la chapelle seule en briques. Mais le pasteur qui vient de nier sur ce point toute intervention providentielle l’admet le même jour sur un autre point, car il nous raconte que, sans la fuite d’un de ses chevaux, il serait arrivé trop tôt à Irkurtsk, et aurait eu son bagage brûlé dans l’incendie ; il rend donc grâces à Dieu de ce que son cheval a eu l’inspiration de rompre ses traits. Les mêmes causes naturelles qui suffisent, selon cet excellent missionnaire, à expliquer pourquoi l’église russe a été sauvée, ne suffisent plus quand il s’agit de son petit bagage à lui, missionnaire anglican, protégé spécialement par son Dieu. Chaque croyant se trouve fondé ainsi à interpréter d’une manière miraculeuse les faits qui lui sont arrivés à lui-même. Du haut d’une stalle d’église ou d’une chaire on voit les événements de ce monde sous un angle particulier, mais en passant dans la chaire d’un autre temple le coup d’œil change ; il faudrait, pour avoir la vérité scientifique, passer successivement du point de vue d’une foi au point de vue d’une autre foi, en faisant aussi la contre-épreuve, — à moins qu’on ne rejette toute foi d’un seul coup.

Les religions créent le miracle par le besoin même qu’elles en ont, parce qu’elles se prouvent par lui ; il entre comme élément nécessaire dans l’évolution mentale qui les engendre. La « parole de Dieu » se reconnaît en ce qu’elle dérange d’une manière ou d’une autre l’ordre des phénomènes. Le mahométisme seul s’est introduit dans le monde sans s’appuyer sur aucun témoignage visible et grossier, en éclatant non aux yeux, mais aux esprits, comme dirait Pascal ; sous ce rapport il avait peut-être à son origine une élévation intellectuelle plus grande que le judaïsme et le christianisme. Mais, si Mahomet s’est refusé le don des miracles, avec une bonne foi que Moïse ne semble pas avoir eue, ses disciples se sont empressés de le lui restituer en entourant sa vie et sa mort d’une merveilleuse légende. Il faut bien avoir des raisons de croire, il faut bien que l’en-

  1. Through Siberia, by Henry Lunsdell, with illustrations and maps ; Londres, 1882.