Page:Guyau - L’Irréligion de l’avenir.djvu/101

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
63
la providence et la société avec les dieux.

on faisait une erreur de psychologie en même temps que d’histoire. Un homme, — même un comédien ou un politique ! — est toujours sincère par quelque côté ; il s’échappe, un moment ou l’autre, à articuler le fond de sa pensée. Même certaines palinodies, provoquées par l’intérêt, s’expliquent souvent par une déviation inconsciente des idées sous l’influence des passions plutôt que par un mensonge tout à fait conscient ; même quand on ment de tout son cœur, on en vient à s’attraper soi-même, à croire tout bas une partie de ce qu’on dit si haut. Le reproche d’hypocrisie, de comédie et de fausseté a été lancé cent fois dans l’histoire, le plus souvent à tort. Au dix-huitième siècle, les mêmes hommes qui ont préparé et fait la révolution française aimaient à accuser de feinte et de tromperie les apôtres ou les prophètes, ces révolutionnaires d’autrefois. Aujourd’hui, où l’on ne songe plus sérieusement à soutenir contre les livres saints une accusation de ce genre, ce sont les hommes mêmes du dix-huitième siècle qu’on accuse d’hypocrisie. Pour M. Taine, par exemple, presque tous les hommes de la révolution française ont été des comédiens, et le peuple même qu’ils ont soulevé était mû non par les idées qu’ils mettaient en avant, mais par les intérêts les plus grossiers qu’ils savaient éveiller en lui. C’est qu’il y a toujours deux points de vue d’où on peut regarder les grands événements historiques : celui des intérêts personnels, qui se cachent et disparaissent autant que possible dans les discours ; celui des idées générales et généreuses, qui, au contraire, s’étalent avec complaisance dans les paroles et dans les écrits. S’il est utile pour l’historien de deviner les mobiles intéressés qui ont contribué à une action, il n’en est pas moins irrationnel de se refuser à croire entièrement aux mobiles élevés qui l’ont justifiée, et qui ont très bien pu unir leur influence à celle de l’intérêt. Le cœur humain n’a pas qu’une seule fibre. Les révolutionnaires ont eu foi dans la révolution, dans les droits qu’ils revendiquaient, dans l’égalité et la fraternité ; ils ont cru même parfois à leur propre désintéressement, comme les protestants ont cru à la Réforme, comme le Christ et les Prophètes ont cru eux-mêmes à l’inspiration d’en haut qui les soulevait, comme de nos jours encore, par une superstition déplacée dans l’ordre des temps, le pape croit à son infaillibilité. Il y a toujours dans toute foi quelque chose de la naïveté des enfants, en même temps que de ces petites ruses inconscientes qui font que leurs caresses