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le génie comme puissance de sociabilité.

ciel chasse au loin les gouttelettes, et l’enfant tend son dé, patiente, et le petit dé n’est pas encore plein. L’art n’a point cette patience ; il improvise, il devance le réel et le dépasse ; c’est une synthèse par laquelle on s’efforce, étant données ou simplement supposées les lois du réel, de reconstruire pour l’esprit une réalité quelconque, de refaire un monde partiel. Faire une synthèse, créer, c’est toujours de l’art, et, sous ce rapport, le génie créateur dans les sciences se rattache lui-même à l’art ; les inventions de la mécanique appliquée, la synthèse chimique sont des arts. Si le savant peut parfois produire quelque chose de matériellement nouveau dans le monde extérieur, tandis que le génie du pur artiste crée seulement pour lui et pour nous, cette différence est plus superficielle qu’on ne pourrait le croire : tous les deux poursuivent le même but d’après des procédés analogues et cherchent également dans des domaines divers à faire du réel, à faire même de la vie, à créer. Dans la composition des caractères, par exemple, l’art combine, comme les chimistes dans la synthèse des corps, des éléments empruntés à la réalité. Par ces combinaisons, il reproduit sans doute bien souvent les types mêmes de la nature ; d’autres fois, il manque son œuvre et aboutit à des êtres monstrueux, non viables dans l’ordre de la nature ; mais d’autres fois aussi, — et c’est là l’un des espoirs les plus hauts, l’une des marques du vrai génie — il peut aboutir à créer des types parfaitement viables, parfaitement capables d’exister, d’agir, de faire souche et qui cependant n’ont jamais existé en fait, n’existeront peut-être jamais. Ces types-là sont une création de l’imagination humaine, au même titre que tel corps qui n’existait pas dans la nature et qui a été fabriqué de toutes pièces par la chimie humaine avec des éléments existants dont elle a seulement varié la combinaison.

Pour le génie proprement créateur, la vie réelle au milieu de laquelle il se trouve n’est qu’un accident parmi les formes de vie possible, qu’il saisit dans une sorte de vision intérieure. De même que, pour le mathématicien, notre monde est pauvre en combinaisons de lignes et de nombres, et que les dimensions de notre espace ne sont qu’une réalisation partielle de possibilités infinies ; de même que, pour le chimiste, les équivalents