Page:Guyau - L’Art au point de vue sociologique.djvu/441

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
381
rôle moral et social de l’art.

génies littéraires s’attachent volontiers à représenter le vice plutôt que la vertu. Le vice est la domination de la passion chez un individu ; or, la passion est éminemment contagieuse de sa nature, et elle l’est d’autant plus quelle est plus forte ou même déréglée. Dans le domaine physique, la maladie est plus contagieuse que la santé ; de même, dans le domaine moral, la colère, par exemple, ou l’amour des sens sont plus contagieux que la tranquillité d’âme du juste. Même lorsque la vertu est prise comme objet de drame ou de roman, c’est l’élément passionnel de la vertu, c’est la passion de la pitié, du dévouement, etc., qui d’habitude fournit à l’écrivain ses sujets préférés. Malheureusement, la passion de la vertu ne peut offrir à l’art qu’un domaine relativement restreint : elle n’est pour l’écrivain qu’une passion comme les autres, et perdue, pour ainsi dire, au milieu de toutes les autres. Ajoutons qu’elle a pour tendance normale, sauf dans les cas extraordinaires de l’héroïsme, non d’augmenter les éléments perturbateurs et, par conséquent, dramatiques de la vie, mais au contraire de les supprimer. La vertu tend donc plutôt à engendrer les émotions douces, moins rapidement contagieuses que les autres. C’est pour cela que les romanciers surtout et les dramaturges préfèrent les caractères vicieux aux caractères moraux. La moralité, en outre, est une équivalence parfaite entre les passions, fort difficile à maintenir ; la justice dans les actions provient d’une justesse dans le tempérament : la vertu a la simplicité du diamant, qui désespère ceux qui tentent artificiellement de le reproduire. Enfin l’évolution d’un caractère vertueux est tout intérieure, tandis que la corruption d’un personnage peut être occasionnée par mille faits dramatiques. Le romancier ou le dramaturge s’enlève donc la moitié de son champ d’action en décrivant une vie vertueuse, une évolution non suivie d’un déclin, une ligne droite qui va devant soi sans retour possible.

Les écrivains modernes ne sont pas seulement amenés à l’étude des vices ou des passions fortes, mais aussi à l’étude des monstruosités, et cela pour diverses raisons : la première est l’intérêt scientifique ; on éprouve une plus grande curio-