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la littérature des décadents.

plus ou moins contre nature ; leur style même est contre nature : ils cherchent partout le neuf dans le corrompu. Comme ils en ont le sentiment, ils souffrent ; la sénilité est morose et la littérature de décadence est pessimiste, elle a le culte du mal, elle est à la fois voluptueuse et douloureuse. Ainsi, pour une société comme pour un individu, la décadence est l’affaiblissement et la perversion de la vitalité, de « l’ensemble des forces qui résistent à la mort ». Une société, étant un organisme doué d’une conscience collective et d’une volonté commune, ne peut subsister que par la solidarité et le consensus des individus, qui sont ses organes élémentaires. Cette solidarité s’exprime par l’esprit public, c’est-à-dire par une subordination des consciences particulières à une idée collective, des volontés individuelles à la volonté générale ; et c’est cette subordination qui constitue la moralité civique. Mais il faut remarquer que, plus la civiHsation avance, plus l’individualité se développe ; et ce développement peut devenir une cause de décadence si, en même temps que l’individualité se montre plus libre et plus riche, elle ne se subordonne pas elle-même volontairement à l’ensemble social. L’équilibre, la conciliation de l’individualité croissante et de la solidarité croissante, tel est le difficile problème qui se pose pour les sociétés modernes. Dès que cet équilibre est rompu au profit de ce que l’individualité a d’exclusif et d’égoïste, il y a affaiblissement du bien-être social et de l’esprit public, il y a déséquilibration, maladie, vieillesse, décadence physique et morale[1]. Or, c’est surtout par la recherche du plaisir individuel que l’égoïsme se manifeste, ainsi que par la concentration de la volonté sur le moi : orgueil, envie ; luxure et gourmandise, avarice et luxe, paresse, colère, tous les péchés capitaux de la morale sont aussi les maladies de la société. L’orgueil pose l’individu dans son moi intellectuel ou volontaire en face des autres, qui lui deviennent étrangers. Le sentiment qu’il a de ce qui lui manque encore produit l’envie, cette discorde commençante entre les individus ou entre les

  1. Voir Paul Bourget, Essais de psychologie contemporaine, p. 24.