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l’art au point de vue sociologique.

s’évertuant pour ne rien produire, incapables d’aucune invention, d’aucune création personnelle.

L’affaiblissement de l’activité et de l’intelligence, chez certains vieillards, correspond souvent à l’augmentation de la force des habitudes, des formules toutes faites où la vie s’emprisonne. On dit : « maniaque comme une vieille fille » ; le vieillard a d’ordinaire sa vie réglée, un fonds d’idées toujours les mêmes sur lesquelles il vit, des gestes habituels, des phrases qui lui sont familières. Enfin la part de l’automatisme s’est accrue chez lui, comme il était inévitable, par l’exercice même de la vie, sans que cet accroissement de l’automatisme soit toujours compensé par un accroissement de l’énergie intérieure. Le même phénomène se produit dans les sociétés en décadence et chez leurs écrivains ; ceux-ci sont des automates répétant indéfiniment sans se lasser des formules toutes faites, fabriquant des poèmes et des tragédies avec de la mémoire, des sonnets selon la formule, et ne pensant que par centons. Le mot et la phrase viennent chez eux avant l’idée ; ils les polissent soigneusement, comme les vieillards survivants du siècle passé arrondissent avec amour leurs belles révérences ; mais ne leur demandez pas d’innover, ou leur nouveau sera disgracieux, heurté et bizarre.

Au ralentissement de l’activité correspond souvent, chez le vieillard, une sensibilité plus émoussée. Non seulement les sensations, mais les sentiments mômes, toutes les émotions s’usent. La conséquence de cette usure du système nerveux est, chez quelques-uns, une certaine perversion des sens. L’imagination sénile cherche alors à ranimer la sensation par des raffinements et des ragoûts. Il est probable que les libertins les plus corrompus et les plus savants (comme fut Tibère) ont été des vieillards. Tous ces traits de l’imagination dépravée se retrouvent dans l’imagination des époques de décadence. Le système nerveux des races s’use comme celui des individus ; le fond de sensations et de sentiments communs à un peuple a toujours besoin d’être renouvelé et rafraîchi par l’assimilation d’idées nouvelles. Tous les cerveaux de décadence, depuis Pétrone jusqu’à Baudelaire, se plaisent dans des imaginations obscènes, et leurs voluptés sont toujours