Page:Guyau - L’Art au point de vue sociologique.djvu/413

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
353
la littérature des décadents.

une histoire d’ensemble de la littérature française : la naissance de la poésie lyrique. Constatons les deux faits sans les comparer : tenter une comparaison entre le génie tragique de Corneille, par exemple, et le génie lyrique de V. Hugo, cela paraît impossible. On rencontrerait, ce semble, des diflicultés analogues si on essayait de comparer Byron à Horace, ou le type de Faust à ceux d’Achille et d’Ulysse. Les préférences, ici, sont individuelles. On ne peut affirmer, en pleine certitude, une décadence de la poésie en notre siècle, mais il y a transformation constante. Toute époque particulière du développement littéraire de l’humanité perd d’ailleurs son importance exclusive quand on la compare à l’ensemble de ce développement : même les époques classiques, si justement admirées, ne sauraient marquer toujours, pour l’historien de la littérature, un point culminant ; elles peuvent être un plus parfait modèle pour l’étudiant, comme Racine est un plus parfait modèle que Corneille, et Corneille que Shakespeare, mais leur supériorité classique ne saurait constituer une supériorité esthétique absolue. Le seul progrès qui semble pouvoir se constater, c’est celui de l’intehigence, et aussi celui des sentiments, qui suivent l’évolution de l’intehigence même et deviennent de plus en plus généraux et généreux[1].

On se contente parfois d’invoquer, pour prouver la décadence, le souci extrême que poètes et prosateurs montrent de la forme et du mot, souci qui prime celui des idées. Sans doute, pour ceux à qui les idées font défaut, la forme devient le plus clair de l’art. Mais ceci a-t-il empêché Victor Hugo, par exemple, de joindre au culte de la rime riche et rare, de la forme achevée, celui des grandes idées et des hauts sentiments ? En tout siècle et en tout pays il s’est trouvé, à côté du véritable génie, ou même du simple talent, des rimeurs malheureux, de courageux faiseurs de phrases ronflantes et vides. De ceux-là on a médit à l’époque où ils vivaient, puis on les a si complètement oubliés que maintenant ils semblent n’avoir point existé ; considérant à notre tour nos médio-

  1. Voir nos Problèmes d’esthétique, p. 145 et suiv.