Page:Guyau - L’Art au point de vue sociologique.djvu/404

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
344
l’art au point de vue sociologique.

son objet. Eh bien ! ce point central de mes maux, c’est de n’être pas né Anglais. Ne riez pas, je vous en supplie ; je souffre tant ! les gens vraiment amoureux sont des monomanes comme moi, qui ont une seule idée, laquelle absorbe toutes leurs sensations. Moi, je suis monomane aussi maintenant… Le malheur ne serait-il donc qu’une cruelle maladie ? Les malheureux, des pestiférés atteints d’une plaie incurable, que leur organisation fait souffrir comme celle des heureux les fait jouir ?… Souvent j’anatomise mes douleurs, je les contemple froidement. L’idée qui prédomine chez moi, c’est que je n’y peux rien[1]… »

Si Ymbert Galloix avait lu Schopenhauer, comme il l’aurait goûté ! Sa folie, au lieu de se chercher des motifs de souffrance dont elle est à peine dupe elle-même, eut réussi à se tromper et à nous tromper en s’appuyant sur tout un système du monde et de la vie. Il ne manque qu’une chose à Ymbert Galloix pour nous laisser une émotion durable, ce sont des idées générales et philosophiques, des sentiments dépassant la sphère du moi. Toutes ses souffrances, comme en général celles des détraqués, sont d’origine mesquine : des jarretières, des chemises à faire laver, des porteurs d’eau qui passent. Il le comprend vaguement lui-même, il souffre de souffrir d’une manière si pauvre, et il aspire à élargir sa blessure, sans y parvenir. « Quelquefois, il semble qu’une harmonie étrangère au tourbillon des hommes vibre de sphère en sphère jusqu’à moi ; il semble qu’une possibilité de douleurs tranquilles et majestueuses s’oîîre à l’horizon de ma pensée comme les fleuves des pays lointains à l’horizon de l’imagination. Mais tout s’évanouit par un cruel retour de la vie positive, tout ! » La souffrance vraiment philosophique impliquerait en effet une volonté stoïque, maîtresse de soi, saine, prête à aller jusqu’au fond du mal subi pour en sentir la réalité triste et pour en reconnaître aussi la nécessité, c’est-à-dire les liens qui rattachent cet accident au tout, les points par lesquels cette laideur vient se suspendre à toutes les beautés de l’univers.

  1. Lettre d’Ymbert Galloix. — Littérature et philosophie mêlées, vol. II, p. 66, 71, 72, 73, 78.