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l’art au point de vue sociologique.

nature lui a donnée, entre ces deux abîmes de l’infini et du néant dont il est également éloigné. Il tremblera, etc. » C’est de cette manière confuse et sans eurythmie que Port-Royal repense la pensée de Pascal. Voici maintenant le texte authentique : « Qui se considérera de la sorte, — s’effraiera de soi-même ; — et, se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée, — entre ces deux abîmes de l’infini et du néant, — il tremblera à la vue de ces merveilles. » La phrase ainsi ordonnée tend à prendre encore la forme d’une strophe ; le troisième vers seul serait trop long, mais il ne fait que mieux nous montrer par contraste la brièveté des deux derniers, qui contiennent précisément des idées et des images d’une ampleur immense : abîme, infini, néant, — trembler, merveilles.

Les phrases mal faites, disait Flaubert, ne résistent pas à l’épreuve de la lecture à haute voix : « elles oppressent la poitrine, gênent les battements du cœur, et se trouvent ainsi en dehors des conditions de la vie. » Flaubert fondait donc la théorie du rythme et de la cadence sur les sympathies du physique et du moral. Selon lui, le mot et ridée sont consubstantiels ; penser, c’est parler ; il y a dans chaque vocable du dictionnaire le raccourci d’un grand travail organique du cerveau. Certains mots représentent une sensibilité délicate, d’autres une sensibilité brutale. Il en est qui ont de la race et d’autres qui sont roturiers. Ce que Flaubert, en écrivant, voulait atteindre, « c’était le terme sans synonyme », qui est le corps vivant, le corps unique de l’idée. Aussi écrire était-il pour lui, ainsi qu’il le disait quelquefois, « une sorcellerie[1] ».

L’art même de la ponctuation, devenu si important de nos jours, n’est au fond autre chose que l’art du rythme. La ponctuation, dans la prose, tient lieu de l’alinéa adopté aujourd’hui pour séparer les vers. De là cette préoccupation constante de la ponctuation qui caractérise les stylistes comme Flaubert. Mais il est une sorte de ponctuation intérieure, non représentée par des signes, et que produit, dans chaque

  1. Voir M. Bourget, Essais de psychologie contemporaine, p. 159, 161.