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l’art au point de vue sociologique.


III

LE RYTHME


I. — Le style imagé est déjà une espèce de style rythmé ; l’image est en effet la reprise de la même idée sous une autre forme et dans un milieu différent : c’est comme une réfraction de la pensée, qui s’accorde avec la marche générale des rayons intérieurs.

Spencer voit dans le rythme, outre une imitation de l’accent passionné, un nouveau moyen d’économiser l’attention. Le plaisir que nous donne « ce mouvement des vers qui va en mesure, on peut l’attribuer, selon lui, à ce que, par comparaison, il nous est commode de reconnaître des mots disposés en mètres ». Cette théorie est évidemment trop étroite. Tout rythme, il est vrai, en permettant des mouvements réguliers, prévus, bien adaptés, économise de « l’énergie », mais il y a bien autre chose dans le rythme, qui est déjà de la musique, qui est aussi un moyen de donner une forme et une architecture aux idées, aux phrases, aux mots. Toute symétrie et toute répétition a son charme parce qu’elle est un accord, une unité dans la variété.

Dans le vers, le rythme a une importance capitale. Nous assistons de nos jours à la dislocation du vers français, que Victor Hugo avait porté à sa dernière perfection. Ou trouve insuffisant le merveilleux instrument dont il avait tiré toutes les harmonies imaginables ; on demeure fidèle au fétichisme de la rime, mais on supprime le rythme, qui est le fond même de la langue poétique. On aboutit ainsi à une espèce de monstruosité produite par la « loi du balancement des organes » : le rythme disparaissant, et la césure même étant escamotée, le vers, pour ne pas se confondre avec la prose, est obligé de se faire une rime redondante : le renflement de la voix à la fin du vers rappelle seul au lecteur qu’il a affaire à des mètres, non à de simple prose. C’est ainsi que la nature produit des nains