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l’art au point de vue sociologique.

la Nécessité, l’Ἀνάγϰη qu’il érigeait en principe universel ; Épicure, au contraire, introduisit le hasard pour pouvoir introduire la liberté [1]. De nos jours, les partisans de la contingence dans le monde, M. Renouvier, M. Boutroux, applaudissent à tous les arguments dirigés contre la nécessité ou, de son nom moderne, le déterminisme ; eux aussi voient volontiers dans les lois de simples habitudes, et c’est ce que M. Boutroux a lui-même soutenu. Il est donc juste dédire que M. Richepin, en croyant « aller plus loin que ses devanciers dans le matérialisme », ouvre au contraire la porte à l’idéalisme ; car, si c’est l’habitude qui a tout fait, et si l’habitude n’est pas un résultat de lois mécaniques, elle ne peut plus être quun fait vital, une réaction de l’appétit, et il ne sera pas difficile de montrer dans l’appétit le fond même de la vie psychique.

Quoi qu’il en soit, si M. Richepin a parfois trouvé quelques formules heureuses de la doctrine du hasard, — comme quand il compare l’appareil des causes et des lois à des Babels colossales de nuages, dont l’architecture n’est pas dans le ciel, mais dans nos pensées [2], — il n’a introduit dans le matérialisme, malgré ses prétentions à l’originalité, aucune idée nouvelle. Au reste, nous n’exigeons pas du poète l’originalité des idées philosophiques, mais nous lui demandons l’originalité du sentiment philosophique. Par malheur, chez M. Richepin, il n’y a de personnel et d’original que le degré de grossièreté auquel il a poussé le sentiment matérialiste [3].

  1. Voir notre Morale d’Épicure.
  2. Les dernières idoles (le Progrès).
  3. M. Richepin a choisi pour spécialité, ea poésie, le blasphème ; mais il y substitue presque toujours l’injure. Et à l’en croire, il ne blasphème pas pour attirer l’attention de la foule ; non, il blasphème parce qu’il est « touranien », parce qu’il a dans ses veines le vieux « sang » barbare et « blasphématoire », parce qu’il a « la peau jaune, » des « os fins, » des « yeux de cuivre » et que ses aïeux « massacraient gaiement leurs enfants mal venus et leurs parents trop vieux. » Il ne croit point qu’il y ait un Dieu, n’importe, il lui montre le poing, il le délie en combat singulier et il nous appelle au spectacle de sa victoire sur cet éternel absent. L’anathème est éloquent lorsqu’il est sincère ; mais comment peut-il être sincère lorsqu’il s’adresse à quelqu’un dont un commence par déclarer solennellement la non-existence ? M. Richepin nous annonce, cependant, qu’il ira poursuivre jusque dans les étoiles ce Dieu qu’il sait n’être nulle part ; lui aussi, il a écrit son Ibo, non sans imiter celui du maître, comme s’il en voulait faire la caricature. Hugo, dans son enthousiasme, était allé jusqu’à dire :

    Et je traînerais la comète
          Par les cheveux.