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l’art au point de vue sociologique.

de la ravine, est un gouffre obscur et silencieux, que le poète décrit à son tour ;


À peine une échappée, étincelante et bleue,
Laisse-t-elle entrevoir, en un pan du ciel pur.
Vers Rodrigue ou Ceylan le vol des paille-en-queue,
Comme un flocon de neige égaré dans l’azur.


Cette description, savante et précise dans ses moindres détails, semble d’abord n’avoir d’autre but qu’elle-même ; vous la croiriez faite uniquement pour montrer le talent du peintre, qui, certainement, s’y oublie. Mais à la description succède l’allég-orie philosophique , un peu artificiellement amenée, peut-être, avec des idées patiemment ajustées, mais plus belle pourtant et plus intéressante que la description.


Pour qui sait pénétrer, Nature, dans tes voies,
L’illusion t’enserre et ta surface ment :
Au fond de tes fureurs comme au fond de tes joies,
Ta force est sans ivresse et sans emportement.

Tel, parmi les sanglots, les rires et les haines.
Heureux qui porte en soi, d’indifférence empli.
Un impassible cœur sourd aux rumeurs humaines.
Un gouffre inviolé de silence et d’oubli !


N’y a-t-il point quelque affectation dans cette grande « indifférence » étudiée ? Ce qui porterait à le croire, c’est que le poète, pour faire cadrer jusqu’au bout les idées avec les images de sa description, va tout d’un coup faire une infidélité à son pessimisme et au nirvâna ; le « vol des paille-en-queue » étincelant au-dessus du gouffre noir, appelait quelque idée symétrique ; le poète, pour la trouver, ne recule pas devant une très heureuse inconséquence, et il en est récompensé par ces belles strophes :


La vie a beau frémir autour de ce cœur morne.
Muet comme un ascète absorbé par son Dieu ;
Tout roule sans écho dans son ombre sans borne,
Et rien n’y luit du ciel, hormis un trait de feu.

Mais ce peu de lumière à ce néant fidèle,
C’est le reflet perdu des espaces meilleurs !
C’est ton rapide éclair. Espérance éternelle.
Qui l’éveille en sa tombe et le convie ailleurs.