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l’art au point de vue sociologique.

à distinguer le définitif. — « Le définitif, songez à ce mot. Les vivants voient l’infini ; le définitif ne se laisse voir qu’aux morts[1]. » Cette distinction rappelle l’ἄπειρον  (apeiron) et le πέρας  (peras) des anciens. « Malheur, hélas ! à qui n’aura aimé que des corps, des formes, des apparences ! La mort lui ôtera tout. Tâchez d’aimer des âmes, vous les retrouverez. » Jamais Hugo n’abandonne cet espoir-là. Il admet comme certaine au fond de l’univers une sorte de paternité, de bonté épandue, et s’écrierait volontiers, avec la foi absolue et naïve de l’évêque Myriel parlant à celui qui va mourir sur l’échafaud : — Entrez dans la vie, le Père est là[2] !


Non ! je ne donne pas à la mort ceux que j’aime !
Je les garde, je veux le firmament pour eux,
Pour moi, pour tous ; et l’aube attend les ténébreux :
L’amour, en nous, passants qu’un rayon lointain dore,
Est le commencement auguste de l’aurore ;
Mon cœur, s’il n’a ce jour divin, se sent banni,
Et, pour avoir le temps d’aimer, veut l’infini :
Car la vie est passée avant qu’on ait pu vivre.


Ce n’est donc point une immortalité proprement métaphysique, encore moins une indestructibilité toute physique que rêve Hugo ; c’est une immortalité morale, qui consisterait à aimer toujours et à être aimé :


Les âmes vont s’aimer au-dessus de la mort.


Il nous raconte quelque part qu’il a vu en rêve un « ange blanc » passant sur sa tête et qui venait « prendre son âme » :


« Es-tu la mort, lui dis-je, ou bien es-tu la vie ? »
Et la nuit augmentait sur mon ftme ravie,
Et l’ange devint noir, et dit : « Je suis l’amour. »
Mais son front sombre était plus charmant que le jour.
Et je voyais, dans l’ombre où brillaient ses prunelles.
Les astres à travers les plumes de ses ailes[3].


Au delà de la mort, la vie morale continuera avec ses devoirs, avec son progrès indéfini :


On entre plus heureux dans un devoir plus grand…
Ce n’est pas pour dormir qu’on meurt ; non, c’est pour faire
De plus haut ce que fait en bas notre humble sphère,
C’est pour le faire mieux, c’est pour le faire bien[4].

  1. Les Misérables.
  2. Ibid., tome VII, p. 273.
  3. Les Contemplations (Apparition), p. 131, 132.
  4. L’Année terrible, p. 166.