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les idées philosophiques et sociales dans la poésie.

Et qui donc ici-bas, qui, maudit ou béni,
Peut de quoi que ce soit, force, âme, esprit, matière.
Dire : — Ce que j’ai là, c’est la loi tout entière ;
Ceci, c’est Dieu complet, avec tous ses rayons[1] !


Selon Hugo, il s’opère un « déplacement incessant et démesuré des mondes ; » l’homme participe à ce mouvement de translation, « et la quantité d’oscillation qu’il subit, il l’appelle la destinée ». Où commence la destinée ? Où finit la nature ? Quelle différence y a-t-il « entre un événement et une saison, entre un chagrin et une pluie, entre une vertu et une étoile ? Une heure, n’est-ce pas une onde ? » Les mondes en mouvement continuent, sans répondre à l’homme, leur révolution impassible. « Le ciel étoilé est une vision de roues, de balanciers et de contrepoids… On se voit dans l’engrenage, on est partie intégrante d’un Tout ignoré, on sent l’inconnu qu’on a en soi fraterniser mystérieusement avec un inconnu qu’on a hors de soi. Ceci est l’annonce sublime de la mort[2]. Quelle angoisse, et en même temps quel ravissement ! Adhérer à l’infini, être amené par cette adhérence à s’attribuer à soi-même une immortalité nécessaire, qui sait ? une éternité possible[3] ; sentir dans le prodigieux flot de ce déluge de vie universelle l’opiniâtreté insubmersible du moi ! regarder les astres et dire : je suis une âme comme vous ! regarder l’obscurité et dire : je suis un abîme comme toi[4] ! »

À en croire Victor Hugo, le moi est en dehors de la dissolution : « Dans les vastes échanges cosmiques, la vie universelle va et vient en quantité inconnue, oscillant et serpentant, faisant de la hmiière une force et de la pensée un élément, disséminée et indivisible, dissolvant tout, excepté ce point géométrique, le moi[5]. « L’immortalité est donc individuelle et personnelle. Elle porte sur le véritable objet de l’amour, sur le vrai moi, qui est seul le « définitif ». — « La destinée, la vraie, commence pour l’homme à la première marche du tombeau. » Alors il lui apparaît quelque chose, et il commence

  1. L’Année terrible.
  2. C’est-à-dire l’annonce d’un état où ce qu’il y a d’inconnu en nous sera « adhérent à l’infini inconnu ».
  3. Cf. Spinoza : Nous sentons, nous éprouvons que nous sommes éternels.
  4. Les Travailleurs de la mer.
  5. Les Misérables, tome VII, p. 160.