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les idées philosophiques et sociales dans la poésie.

comme nous l’avons déjà remarqué ailleurs[1], eût fort étonné un ancien : « Rien ne nous rend plus grand qu’une grande douleur. » (Nuit de mai.) « Le seul bien qui me reste au monde est d’avoir quelquefois pleuré. » (Tristesse.) La profondeur de l’amour, pour Musset, se mesure à la douleur même que l’amour produit et laisse en nous : aimer, c’est souffrir ; mais souffrir, c’est savoir.


Oui, oui, tu le savais et que dans cette vie
Rien n’est bon que d’aimer, n’est vrai que de souffrir
.................
Ce que l’homme ici-bas appelle le génie,
C’est le besoin d’aimer ; hors de là tout est vain.
Et ; puisque tôt ou tard l’amour humain s’oublie,
Il est d’une grande âme et d’un heureux destin
D’expirer, comme toi, pour un amour divin[2] !


On comprend maintenant pourquoi, à chaque instant, chez Musset, le rire ou la moquerie se fond en tristesse :


Qu’est-ce donc ? en rêvant à vide
       Contre un barreau,
Je sens quelque chose d’humide
       Sur le carreau.

Que veut donc dire cette larme
       Qui tombe ainsi,
Et coule de mes yeux sans charme
       Et sans souci.

Elle a raison, elle veut dire :
       Pauvre petit,
À ton insu, ton cœur respire,
       Et t’avertit

Que le peu de sang qui l’anime
       Est ton seul bien.
Que tout le reste est pour la rime
       Et ne dit rien.

Mais nul être n’est solitaire
      Même en pensant,
Et Dieu n’a pas fait pour te plaire
       Ce peu de sang.

Lorsque tu railles ta misère
       D’un air moqueur.
Tes amis, ta sœur et ta mère
       Sont dans ton cœur.

  1. Voy. nos Problèmes de l’esthétique contemporaine, pp. 151, 152, 153.
  2. À la Malibran.