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l’art au point de vue sociologique.

comme dans les comédies, spécialement chargés de rire et d’être heureux, d’autres de souffrir ; la balance penche seulement pour quelques-uns un peu plus d’un côté que de l’autre ; ou tout simplement, peut-être, il en est qui se laissent affecter davantage par les tristesses inhérentes à l’existence. Mais rien de ce qui émeut un être humain ou simplement vivant n’est étranger à aucun de nous. Tout l’art du romancier et du poète consiste donc à faire jaillir cette sympathie déjà existante ; et pour cela, le plus sûr pourrait bien être encore de ne pas se piquer d’une froideur, d’une impassibilité d’ailleurs impossible à obtenir d’une façon absolue : ne me laissez pas le soin de découvrir, montrez-moi les choses ; soyez ému le premier et je le serai aussi. Les magnifiques scélérats à plumet vert, invoqués par George Elliot, tombent un peu dans le domaine de la fantaisie : ce sont pures arabesques d’imagination de poète. D’ailleurs, le personnage extraordinaire et tout d’une pièce n’est souvent, comme nous l’avons montré déjà, qu’un artifice, un aveu d’impuissance à tout embrasser et à tout comprendre de la part de l’écrivain. Dans la réalité, l’homme supérieur ne porte aucune étoile au front, il ne brandit pas au-dessus de sa tête, à la façon de certains héros de roman, et ainsi qu’une lame d’épée brillante et tranchante, cette supériorité ; c’est tout au plus si on la devine parfois au fond de son regard ; il la prouve, et voilà tout. Souvent ce sont les plus insignifiants en apparence qui se trouvent être les meilleurs ou les plus marquants. George Elliot nous dit se contenter de regarder la vieille femme songeuse, penchée sur un pot de fleurs et mangeant son dîner solitaire ; — eh ! toute la poésie de la vieillesse, du passé se souvenant, est là ; la fleur et la solitude, mais c’est presque de la mise en scène pour cette figure de vieille femme. Et maintenant, si nous passons au lourdaud de marié et à sa fiancée à la large face, pour obscurs et imparfaits qu’ils soient, ils ne s’en vont pas moins, comme nous, dans la vie et vers l’inconnu ; en faut-il davantage pour que nous leur soyons amis ? Mais ce réalisme-là est aussi vieux que la réalité, et sa poésie est l’éternelle, la première en date ; dans leurs meilleures inspirations, les poètes de tous les temps et de tous les pays n’en ont point connu d’autre. Elles sont légères, somme toute, les modifications apportées par les écoles et les époques ; ce qui les distingue