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le roman psychologique et sociologique.

peindre « des brutes humaines ». Où est ici l’impartialité de l’esprit « étranger aux systèmes » ?

Tout le monde a remarqué, outre le matérialisme, le second trait du « système » métaphysique à la mode chez les romanciers du jour, le pessimisme. Le maître lui-même nous dit : « L’art est grave ! l’art est triste ! » Selon lui, « tout roman vrai doit empoisonner les lecteurs délicats. » Un disciple de l’école, Guy de Maupassant, a trouvé une formule meilleure et plus vraie en disant : « La vie, voyez-vous, ça n’est jamais ni si bon ni si mauvais que ça. » Mais pour la plupart des réalistes l’humanité semble composée de « brutes », de fous, de coquins. Après avoir promis de nous peindre la vie réelle, nos réalistes ne nous peignent presque que des monstruosités, c’est-à-dire, en somme, des exceptions. Au lieu des prodiges de vertu, nous avons des prodiges de vice, mais nous ne sortons pas de l’extraordinaire.

Plus proche du réalisme véritable, est la théorie que nous en donne George Elliot :


« Je trouve une source d’inépuisable intérêt dans ces représentations fidèles d’une monotone existence domestique, qui a été le lot d’un bien plus grand nombre de mes semblables, qu’une vie d’opulence ou d’indigence absolue, de souffrances tragiques ou d’actions éclatantes. Je me détourne sans regret de vos sibylles, de vos prophètes, de vos héros, pour contempler une vieille femme penchée sur un pot de fleurs, en mangeant son dîner solitaire,… ou encore cette noce de village qui se célèbre entre quatre murs enfumés, où l’on voit un lourdaud de marié ouvrir gauchement la danse, avec une fiancée aux épaules remontantes et à la large face… Ayons donc constamment des hommes prêts à donner avec amour le travail de leur vie à la minutieuse reproduction de ces choses simples. Les pittoresques lazzaroni ou les criminels dramatiques sont plus rares que nos vulgaires laboureurs, qui gagnent honnêtement leur pain et le mangent prosaïquement à la pointe de leur couteau de poche. Il est moins nécessaire qu’une fibre sympathique me relie à ce magnifique scélérat en écharpe rouge et plumet vert qu’à ce vulgaire citoyen qui pèse mon sucre, en cravate et en gilet mal assortis… Je ne voudrais pas, même si j’en avais le choix, être l’habile romancier qui pourrait créer un monde tellement supérieur à celui où nous vivons, où nous nous levons pour nous livrer à nos travaux journaliers, que vous en viendriez peut-être à regarder d’un œil indifférent, et nos routes poudreuses et les champs d’un vert ordinaire, les hommes et les femmes réellement existants… »


Certes la vie est une partout et toujours ; sous tels dehors qu’il vous plaira de l’observer, vous la trouverez avec ses mêmes joies et ses mêmes peines. Parmi nous, il n’en est pas,